La pluie qui tape au carreau, le feu qui crépite dans la cheminée, le tic-tac du carillon dans le vestibule. Fermez les yeux, vous y êtes. Dehors, la lune se dégage un instant des nuages, elle éclaire les verts pâturages anglais. Au loin, peut-être, le bêlement d’un mouton égaré. À la croisée des chemins, le corps du pendu se balance au gré du vent. N’ayez crainte, Daphné du Maurier vous tient la main. Qu’il est bon de se perdre sous d’autres cieux, de s’abandonner au romantisme des écrits oubliés, de frissonner d’un rien, de ne s’offusquer de rien. N’allez croire que la période est des plus tranquilles, même chez les riches propriétaires terriens le drame rôde et vient parfois troubler l’eau qui coule paisiblement dans les calmes vallons. L’Angleterre, le Royaume, qui abrite et couve des histoires anciennes, au plus près de nos sentiments intimes, attirance, empoisonnements peut-être, vénalité, ambitions. Loin, très loin, de notre époque qui stridule en tous sens, là rien d’autre que le calme des champs, et parfois, parfois, le glas qui sonne.
Dans l’ancien temps, l’on pendait les gens au carrefour des Quatre-Chemins.
On ne le fait plus. Maintenant, quand un assassin paye sa dette à la société, cela se passe à Bodmin après jugement en due forme aux assises. Je parle des cas où la loi le condamne avant que sa conscience ne l’ait tué. C’est mieux ainsi. Cela ressemble à une opération chirurgicale, et le cadavre reçoit une sépulture décente bien que la tombe reste anonyme. Dans mon enfance, il en allait autrement. Je me rappelle avoir vu, petit garçon, un homme enchaîné et pendu au carrefour où se croisent les quatre chemins. Son visage et son corps étaient enduits de goudron afin d’en retarder la corruption. Il resta pendu là cinq semaines avant d’être décroché et c’est la quatrième semaine que je le vis.
Qu’il est bon de se perdre dans le passé simple, de s’amuser d’une traduction qui a peut-être un peu vieilli mais qui garde le charme désuet des douces métaphores. Et si l’ellipse n’est jamais très loin, on y mouche la bougie pour cacher ce qui ne saurait être évoqué, je me délecte – c’est le mot – de cette écriture vieillotte, de ces tournures surannées, qui ouvre tant les voies de l’imagination. Mais il y a la douceur de l’ancien, et le suspense toujours de mise. Qui donc est cette mystérieuse Rachel, qui a vu les derniers jours de l’ami de toujours, du fidèle, du presque père, qui avait dû quitter le crachin pour rejoindre (en chaise de poste !) le climat sec de l’Italie ? Qui est cette enjôleuse qui a su attirer en son sein le vieux garçon ? Qui est-elle celle à qui l’on offre des bijoux comme à d’autres des fleurs, un anneau puis des perles ? Comment l’imaginer, cette inconnue, cette presque garce, déjà jugée, déjà jaugée, alors qu’elle n’y a rien gagné, pas même un peu d’argent, dans toute cette histoire folle. Veuve à nouveau, veuve deux fois à 35 ans, voilà à quoi le destin la destinait. Mais notre jeune héros, du haut de ses 23 ans (l’enfant), a besoin de se trouver un coupable et il faut avouer que le ton des dernières lettres de son cousin Ambroise se faisait inquiétant…
« J’ai fait la connaissance d’une parente à nous, écrivait-il. Tu m’as entendu parler des Coryn qui possédaient autrefois une maison sur la Tamar, vendue aujourd’hui et passée en d’autres mains. Un Coryn avait épousé une Ashley, il y a deux générations de cela, comme tu pourras le vérifier sur l’arbre généalogique. Une descendante de cette branche naquit en Italie d’un père sans fortune et d’une mère italienne, y fut élevée et mariée toute jeune à un noble italien du nom de Sangalletti qui mourut en duel, paraît-il, laissant à sa femme une foule de dettes et une grande villa vide. Pas d’enfants. La comtesse Sangalletti ou, comme elle veut que je l’appelle, ma cousine Rachel, est une femme raisonnable et de bonne compagnie et a pris à tâche de me montrer les jardins de Florence et, plus tard, ceux de Rome, où nous nous trouverons au même moment. »
Mais la voilà qui débarque, sans vraiment s’annoncer. Viendrait-elle réclamer, se lamenter, exiger, ou juste faire son deuil sur les terres de son aimé ? Notre bambino (oui, oui, 23 ans, c’est très jeune, surtout à une époque où les voies du sexe étaient aussi imprenables – impénétrables – que celles du Seigneur), se veut dur, il ne sait pas l’Innocent, qu’entre les mains d’une femme qui a vécu, plus longtemps que lui, il n’est rien d’autre qu’une bonne pâte un peu trop tendre, un cœur à prendre qui sait. Entre eux, le fossé sera toujours trop grand, deux cultures, deux générations, deux expériences, deux (bonnes) fortunes, deux aspirations. Un fossé qui pourrait devenir tombe, pour peu qu’on ne fasse pas attention à là où l’on met les pieds. Daphné du Maurier nous offre avec Ma cousine Rachel un livre adorable, c’est le terme, un bonbon à la violette, ni écoeurant, ni acide, une lecture élégante pour qui aime (et non Messieurs, vous n’êtes en rien exclus) se perdre, s’imaginer, écouter la pluie qui tape au carreau et le feu qui crépite dans la cheminée, en toute sérénité, en toute tranquillité.
Vers l’hiver, le ton des lettres changea. Imperceptiblement d’abord, et je m’en aperçus à peine ; pourtant, en les relisant, je m’avisai d’une espèce de contrainte en tout ce qu’il disait, comme d’une nuance d’inquiétude le gagnant peu à peu. Le mal du pays, certes, la nostalgie de sa maison, de son bien, mais, par-dessus tout un sentiment de solitude qui me part étrange chez un homme marié depuis six mois à peine. Il disait que le long été et l’automne l’avaient beaucoup éprouvé et que l’hiver restait singulièrement étouffant. Bien que la villa fût située sur une hauteur, on n’y respirait pas ; il disait qu’il errait de chambre en chambre comme un chien avant l’orage, mais que l’orage n’éclatait point. L’air demeurait lourd et il aurait donné son âme pour une bonne pluie, dût-il en être perclus de douleurs.
Et si le livre se pare d’une image de film, que je préjuge par ailleurs bien trop bruyant, ce n’est pour me donner qu’un seul regret, une seule nostalgie, celle des vieux bouquins aux couvertures naïves, aux pages gondolées, un peu jaunies, que nous piquions dans les greniers de nos grand-mères ou dans les bibliothèques des maisons de vacances. Offrez à vos enfants ces lectures passées, relisez à l’occasion Les Hauts de Hurlevent, les romans gothiques, les Victoriens, faites une pause. Et écoutez tomber la pluie.
Éditions Le Livre de poche – ISBN 9782253006213 – Traduction (anglais) de Denise Van Moppès