Je ne nierai pas les yeux qui piquent, mais je n’admets pas le cœur qui se serre. L’émotion répond aux longues phrases entêtantes, au tu insistant, aux procédés mécaniques, mais c’est de la littérature, ce n’est pas de la vie. Je suis fière que certains usent ainsi de notre langue, de ses déliés, avec tant de grâce et de poésie, que la prose trouve place dans nos bibliothèques et chez nos éditeurs, je suis heureuse de voir que notre langue inspire encore des mélopées, qu’elle ne serve pas qu’à décrire, qu’elle ne soit pas juste utilisée, mais aussi jouée, accordée. L’exercice est admirable, le résultat peut-être un peu ampoulé, bien pensé, policé, réfléchi, c’est un regret, mais il a le mérite de nous être offert. Il y a l’esthétique, mais il n’y a pas le sentiment. Il y a les larmes, peut-être, mais il n’y a pas l’émotion. Il y a un personnage, mais il n’y a pas de rencontre.
Bien sûr, les choses tournent mal, pourtant, tu serais parti et, quand l’étreinte du monde serait devenue trop puissante, tu serais rentré chez toi. Mais ça ne s’est pas passé comme ça, car les choses tournent mal à leur manière mystérieuse et cruelle de choses et font se briser contre elles toutes les illusions de lucidité. Tu es parti, le monde ne t’a pas étreint et, quand tu es rentré, il n’y avait plus de chez toi. Il y avait tes parents, ta maison et ton village et ce n’était miraculeusement plus chez toi. Ta mère t’a embrassé avec son amour silencieux, et puis ton père, et tu as retrouvé leur odeur, l’odeur qui avait été celle de tes grands-parents, de tous tes ancêtres sans visage, et dont tu avais si peur qu’elle devienne un jour la tienne, cette odeur humide et douceâtre de savon de Marseille, de feu de bois, de transpiration froide, d’eau de Cologne et de chair fatiguée que les douches quotidiennes et les frottements du gant de crin ne parvenaient même plus à atténuer et qui imprégnait toute la maison depuis si longtemps, l’odeur de la vieillesse et de la mort, de tout ce qui est joué d’avance.
D’abord, d’abord il y a la guerre. L’homme jeune qui s’ennuie de son décor, qui se laisse attraper, par quoi je ne sais, les images que l’on nous bombarde à longueur d’écrans ? L’envie de se confronter, à lui et à la vie ? Le rite ou le mythe de la virilité, un passage initiatique vers l’âge adulte ? Cela m’échappe. Irrésistiblement je pense au Français de Julien Suaudeau, que j’avais tant aimé. Alors vient le temps du service, du départ sous les soleil brûlants. De la guerre, des guerres, il y en a d’autres à venir, nous ne verrons rien que des images choc, est-ce là le ressenti de notre personnage qui ne peut dissocier ce qu’il avait imaginé de ce qu’il vit, ou la limite de l’imagination de notre auteur, ou l’envie de percuter en se la jouant ramassé ? Qu’importe. Arrive la fin du rêve, le retour au pays, l’errance. La colère et la violence qui restent à l’intérieur, qui fuitent de manière incontrôlée. Je comprends. Des histoires telles que celle-ci, j’en ai déjà entendu, des vraies et des fausses, des proches et des lointaines. J’assiste. Repartir est la logique, qu’importe la forme, il faut reprendre les armes, même si l’armée le refuse. Pas d’espoir, tout finira mal, c’est écrit depuis le début.
Le soir, au bar de l’hôtel, tu as dit à Conti, que tu ne pouvais toujours pas appeler autrement que mon adjudant, bien que vous serviez désormais dans une armée sans grade et sans drapeau, ça va être un désastre, ici, mon adjudant, une défaite épouvantable, nous allons nous faire massacrer, il n’y aura rien à faire. Il a fait apporter une bouteille de whisky et un seul verre, il t’a servi à boire et il a dit, certains pensent qu’ils sont venus pour l’argent, d’autres doivent inventer chaque jour la raison pour laquelle ils sont ici, mais, toi et moi, nous savons la vérité depuis le début, nous n’avons pas besoin de nous raconter des conneries, nous ne mentons pas, nous sommes venus pour la guerre, la seule raison valable, la guerre, ces histoires de défaite et de victoire ne nous intéressent pas, laisse ça aux Arabes, laisse ça aux Américains, tu vaux mieux que ça, et tu as acquiescé mais tu t’es dit qu’il commençait à t’emmerder avec sa philosophie nazie. Tu as eu peur de finir par le mépriser pour les mêmes raisons qui l’avaient toujours rendu admirable à tes yeux et tu ignorais que tu n’en aurais pas le temps.
Alors il faut tenter de guérir, se confronter à d’autres fantasmes, parcourir toutes les routes qui s’offraient et qui s’offriront encore, il y en a si peu. Le destin d’une femme s’enchâsse à celui de notre homme. Là encore Jérôme Ferrari use de tout son talent, il lie à merveille, s’amuse d’un changement de sujets, du tu au elle, et lui omniscient qui regarde d’en haut, de loin, d’un peu trop loin pour que nous y soyons vraiment. Avec le temps aussi, il nous sème, fait résonner une guerre avec une autre, ponctue son récit d’un seul point d’ancrage, un fantôme pourtant, qui permet de dater, de s’y retrouver. L’art ou la manière de perdre son lecteur, de faire grossir une histoire qui aurait pu tenir en quelques lignes. Subterfuge, habile, intelligent, il faut tout de même le reconnaitre. L’intrigue est contemporaine, cherche-t-elle à dénoncer ou n’est-elle que prétexte à manier la langue comme notre héros manie les armes ? Si le personnage tarde à décocher le coup mortel, qu’en est-il de l’auteur ? Je me pose des questions et vous laisse à votre propre ressenti. Il y a sans doute à dire et à réfléchir sur un texte pareil, qui se prêterait parfaitement bien à un exercice scolaire, à une dissection, à une dissertation. Pour ma part, l’artifice devient trop vite l’artificiel pour que je décide d’y consacrer plus que le temps d’écrire cette chronique. J’essaierai d’autres de ses romans, je serai d’accord avec ceux qui l’encenseront, qui en feront l’un des fleurons de notre littérature contemporaine. Mais j’oublierai, je sais que j’oublierai, et les yeux qui piquent, et le goût de la langue, et le cœur qui ne s’est pas serré.
Éditions Babel – ISBN 9782330006549