Voyeur. Dans le titre. Le genre de mots qui vous met d’office mal à l’aise, genre envie de l’acheter sous le manteau, parce que, quand même, vous, non. Manquerait plus que la libraire vous soupçonne d’avoir des idées salaces, des fantasmes à assouvir, des questions sans réponse. Ne vous inquiétez pas, nous sommes il y a bien longtemps et tout est tellement soft que ça en devient safe. La déception inassouvie de la voyeuse en puissance, allez, je vous l’accorde, la déception insatisfaite de la sociologue qui se prétend comme telle, c’est cadeau aussi, la déception sans nom de la lectrice qui a cru aux mille critiques positives ? En plein dedans. C’est léger, bien sûr que c’est léger. Mister Gerald Foos aurait écrit des milliers de signes suite à ses observations s’étalant sur des années, s’en résulte un livre de 258 pages, on va vous la faire courte, très courte, trop courte, mais vous en aurez pile poil pour vos 7 euros, tout rond. Les 20 premières, déjà, vous les offrez à l’auteur qui se raconte, après tout être journaliste n’empêche pas de se faire un peu de pub au passage et de parler de ses autres enquêtes, ça c’est dit, et fait.
Permettez-moi d’être plus précis. Je suis propriétaire dans la zone métropolitaine de Denver d’un petit motel de vingt et une chambres. Cela fait maintenant quinze ans que je possède ce motel, et, dans la mesure où il correspond à la demande de la clientèle des classes moyennes, cela lui a valu d’attirer toutes sortes d’individus et d’héberger un large échantillonnage représentatif de la population américaine. La raison qui m’a poussé à acquérir ce motel était de satisfaire mes tendances voyeuristes ainsi que mon désir impérieux d’observer les différents aspects de la vie sociale et sexuelle des gens, afin de répondre à cette vieille question concernant « la façon dont on se comporte au plan sexuel dans l’intimité de sa chambre à coucher ».
Ensuite, il y a la longueur (langueur !) du voyeur qui veut s’exposer mais pas vraiment, faut se faire désirer quand on a tant désiré, d’accord. Ça traine, ça traine, le monsieur vieillit, sa vie devient fade, l’a perdu son point de vue, veut bien attirer les mirettes. Enfin, rentrons dans le vif du sujet, le noir des corridors, le secret des judas. Une petite bio bien racontée, pour une fois qu’on s’intéresse à celui qui regarde, pas de raison de ne pas se la raconter. Pas inintéressant ma foi, pourquoi devient-on voyeur ? Parce qu’on n’a pas été vu ? Le double sens s’accorde à l’interprétation psychologique, j’achète, j’adhère. Que peut-on espérer voir ? Du sexe, bien sûr. Sous toutes les coutures, prendre de la hauteur, sous toutes les formes, gagner en imagination. Bombardés que nous sommes à longueur de temps d’images de ce type, avouons qu’il nous en faut plus pour nous palpiter. A priori, nous sommes adultes. Ce qui peut se passer dans le secret des alcôves n’a plus vraiment de mystère passé un âge certain, alors où réside le plaisir du voyeur ? Je ne sais pas. Et rien ne me le fait comprendre. Faut-il rajouter un meurtre pour ajouter un peu de piment ? Je le crains et y ai droit. Ce n’est plus d’actes dont il est question mais de morale. Et Dieu dans tout ça ? Il regarde, n’intervient pas. Le Diable ? Non plus, peut-être qu’il se marre juste un peu plus.
Dans ce but, j’ai acheté ce motel et je l’ai tenu en personne, en mettant au point une méthode indétectable pour observer et entendre les interactions gouvernant la vie de toutes sortes de gens, sans qu’ils aient jamais conscience d’être observés. J’ai fait cela poussé uniquement par ma curiosité sans limites à l’égard de la vie menée par tout un chacun, et pas seulement parce que je suis un voyeur dérangé. Cette observation s’est étendue sur les quinze dernières années, et j’ai gardé des notes précises sur la majorité des personnes observées, avant de compiler des statistiques pleines d’intérêt concernant ces différentes choses : par exemple, ce qu’elles ont fait ; ce qu’elles ont dit ; leurs caractéristiques personnelles ; âge et corpulence ; la région du pays d’où elles venaient ; et enfin leur activité sexuelle. Mes clients étaient issus de différents milieux. L’homme d’affaires qui emmène sa secrétaire dans un motel à l’heure du déjeuner, clientèle que les motels classent généralement dans la catégorie des « chauds lapins ». Couples mariés se déplaçant d’État en État, soit pour leur travail, soit pour leurs vacances. Couples non mariés, mais vivant en concubinage. Femmes qui trompent leur mari, et vice versa. Lesbiennes, catégorie sur laquelle j’ai pu me concentrer personnellement grâce à la proximité géographique d’un hôpital de l’armée américaine avec ses infirmières et le personnel militaire féminin affecté à cet établissement. Les homosexuels, qui m’intéressent peu, mais que j’ai quand même observés pour comprendre leurs motivations et leurs manières de procéder.
On va se la jouer autrement, ce qui compte n’est pas tant ce qui est dit, que la façon dont cela est dit (sans même nous poser la question du pourquoi, la matière était là, le job aussi). Quand l’un subit le regard de l’autre, qui manipule qui ? Est-ce le journaliste qui possède le pouvoir de donner à voir ou le voyeur, qui s’expose, qui peut s’amuser alors à se plaindre d’être observé sans arrêt par les caméras de surveillance qui ont fait leur apparition au cours des années. Invité dans cette relation trouble, le lecteur est-il actif ou passif, objet ou sujet ? Qu’en tirera-t-il, qu’apprendra-t-il sur la nature de ses semblables dont les travers parfois lui échappent ? Mise en abymes sans fin et sans véritable intérêt, à part peut-être le frisson de se dire que – qui sait – nous avons été épiés dans notre plus stricte intimité, ce qui – dans une société où s’exposer, comme je le fais actuellement, est un loisir des plus courants – finalement ne fait plus si peur, sauf si bien sûr on le compare aux sociétés dystopiques de nos lectures de jeunesse. Bon. Lire Le Motel du voyeur selon le prisme des années 80, le lire sous le regard de 1984, le lire sous notre biais actuel, le lire en se disant que peut-être nous pourrions le lire comme une étude psychologique (ce qu’il n’est pas, le journaliste n’est pas psy et, presque gêné semble-t-il par ce drôle de personnage qu’est Mister Foos, semblant même s’offusquer que celui-ci se livre si vite et sans pudeur. Et sans culpabilité aucune, car celui qui regarde n’enlève rien à celui est regardé sans le savoir. Où serait alors le plaisir de celui qui regarde le voyeur à part dans un quelconque jugement moral dont je n’ai pas réussi à m’embarrasser, je suis bien trop lucide pour cela), rien ne m’a permis d’obtenir un plaisir de lectrice. Mon seul trouble ? Ment-il ? Rien n’affirme et il y a des contradictions qui semblent infirmer. Partie fine promise qui se termine en partie d’échecs, méfiez-vous du fou, il avance toujours de travers.
Si j’imaginais que ses comptes rendus étaient avant tout consacrés à ce qui l’excitait sexuellement, il était néanmoins possible qu’il ait pu observer et pris des notes sur certaines choses allant bien au-delà de ce qu’il avait espéré épier au départ, ou des détails s’y étant ajoutés. Un certain sens de l’anticipation est ce qui motive tout voyeur ; il est capable de rester de longues heures dans l’espoir d’observer ce qu’il souhaite voir. Et pour chaque scène érotique dont il est témoin, il peut être amené à partager une multitude de petits moments parfaitement banals, parfois même terriblement ennuyeux, qui représentent la routine ordinaire des êtres humains – des gens qui défèquent, qui passent sans arrêt d’une chaîne à l’autre, qui ronflent, qui se pomponnent devant leur miroir, ou font d’autres choses bien trop triviales et réelles pour le sensationnalisme de la téléréalité d’aujourd’hui. Bref, personne n’est aussi sous-rémunéré qu’un voyeur pour ses heures de travail.
Éditions Points – ISBN 9782757869352 – Traduction (américain) de Michel Cordillot et Lazare Bitoun