En voilà un qui n’avait rien pour me plaire, et qui se gardait bien de l’afficher. Quatrième ? Anodine. Une jeune femme a disparu, évaporée, pffiou, en quittant une salle de cinéma avant la fin du film. Avec un peu d’imagination, on pourrait presque se croire dans un polar. Mais non, c’est de la blanche, rayon litté, éditeur de litté, rassurée, j’achète. Un mot de Djian, ça valide (même s’il n’en raconte pas plus). Confiante je me lance. Et je me retrouve harnachée, rien à faire, je ne peux pas me dépatouiller. Rien pour me plaire pourtant, je vous dis. Donna a disparu et il est clair dès le début que pour la retrouver, ce n’est pas gagné. Art se débat, lance des pistes, se retrouve pris dans des situations abracadabrantes, des conversations à n’en plus finir. Tout le monde a un truc à dire, mais personne n’a rien à dire. Chacun y va de son hypothèse, c’était un couple bien mal assorti, c’est clair, elle le trompait à tour de bras (j’ose), ne s’en cachait pas, surtout pas à lui, même s’il n’avait pas les détails (ça, il les apprendra quand nous les apprendrons), rien à dire on a dit, rien à voir, elle est partie, l’a quitté, circulez, rien à ajouter. Mais personne ne circule, surtout par Art qui s’acharne, et que ça continue, de dialogues savoureux en dialogues absurdes. Absurde. Le mot est lâché. Je déteste l’absurde.
Jeudi. 10. Voyons. Où est la liste ? Hanna, où est la liste des entrées de jeudi ? Hanna ? Lester, où est passée Hanna ? Lester ? Quittez pas. Ils sont tous partis. Dès qu’on a le dos tourné ici, hop, ils disparaissent tous, prendre un café ou faire Dieu sait quoi. Comme si je n’aimais pas le café, moi. Comme si je devais tenir le standard tout seul. Voilà Carlos. Où ils sont passés Lester et Hanna ? Je cherche la liste des admissions de jeudi. Merci beaucoup. Juste sous mon nez, il a dit. C’est que quelqu’un a posé des piles de papiers, là, sous mon nez, sur la liste. Enfin. Jeudi, après 10 heures. Oui, il y en a une, mais elle est morte. Jeune, mais elle ne ressemblait pas du tout à la vôtre. Elle était grosse, c’est surtout ça. La vôtre aurait bien pu prendre du poids depuis la dernière fois que vous l’avez vue. Crise de boulimie. Même en un jour. Mais pas à ce point-là. Vous avez bien dit qu’elle était très mince, qu’elle était mannequin ? Elle aurait pris 20 kg depuis ? Non. Et puis avec celle-là, ça aurait été plutôt 80. Elle était vraiment très grosse. C’est de ça qu’elle est morte, trop grosse. Elle ne pouvait pas courir. Et quelqu’un l’a poursuivie, alors elle a essayé. Elle a eu une crise cardiaque et elle est morte. Elle aussi elle faisait au moins 1,80 m.
Je déteste mais je reste. Victime qui consent. Ça va bien trop vite pour sauter du livre en marche, de toute façon. Je sais que je ne saurai rien, rien à faire, je me laisse porter. Et le pauvre Art se débat dans sa toile, il en oublie de dormir, se coltine un chaton griffu, en apprend des vertes et des pas mûres (et qui tachent quand même), mais il est vaillant le bougre, ou épris, ou très inquiet, ça revient sans doute au même. La police ? Bah la police est gentille, elle soupçonne pas plus qu’il n’en faut, mais elle a son idée aussi la police, et puis la Donna est majeure, et libre, libre de disparaître, d’abandonner son amoureux, de ne pas donner de nouvelles, ni à lui ni à son employeur, libre de ne pas toucher à son compte bancaire, libre de vivre d’air pur, de vivre son besoin d’air. Rien qui les tracasse vraiment là-dedans, ils ont d’autres chatons griffus à fouetter. Les voisins ? Les voisins sont fatigués, ils aimeraient dormir les voisins, ne pas entendre ce doux dingue inquiet qui hurle à en faire se décrocher les monte-charges, ce fou qui colle des papelards dans leur cage d’escalier, pour une copine disparue, pour un chat trouvé, non mais dis, on a une vie nous aussi. La famille ? Un vieux père seulement, dont le cœur ne va pas trop bien, et qui ne trouve rien d’autre à faire que de disparaître à son tour, mais lui aussi est majeur, et libre, libre de disparaître etc. etc.
S’il vous plaît, écoutez-moi tous. Je sais, il est tard, mais ce qui se passe est très grave pour moi, peut-être pour nous tous. Je suis désespéré. Sinon je ne crierais pas comme ça dans les escaliers à une heure pareille. C’est Art, de l’appartement 4W. Est-ce que quelqu’un a vu le papier que j’ai laissé tout à l’heure au sujet de Donna Akers ? Au-dessus des boîtes aux lettres. Quelqu’un l’a arraché. Vous connaissez tous Donna. Elle est mannequin, c’est mon amie, nous partageons le même appartement. Grande, plus de 1,80 m. Mince. Très jolie, les cheveux bruns, bouclés, coupés court. Très gentille. Je sais qu’elle connaît les Blud, du 4E, juste en face de chez nous. Depuis le temps, elle connaît tout le monde, moi aussi. Vous avez dû la voir dans des magazines, des photos de mode en général, dans des journaux et sur des affiches. Certains d’entre vous nous ont parlé de ces pubs, des clips à la télé aussi. Il n’y a pas longtemps, c’était surtout des spots pour du savon ou des voitures. Donna en train de se savonner les jambes et les orteils dans une baignoire en forme de cœur, ou debout sur un piton rocheux au milieu du désert à côté d’un minibus tout neuf avec un toit bulle. C’est surtout de celle-là que vous m’avez parlé – comment ils avaient fait pour monter le minibus là-haut ? Avec un hélicoptère ? Ça, c’était les Grange, et Rex Salvio du 2W. Enfin voilà, elle a disparu. Écoutez-moi. Ho ! Ho !
Bon les amis… entre les hommes résignés et les femmes furibardes, je ne sais pas si le Art a vraiment tant d’amis, enfin visiblement ceux de sa copine n’étaient pas les siens, y en a pas un qui lui donne raison. À se demander ce qu’ils avaient en commun finalement, allez on se rassure, elle a foutu le camp, va falloir qu’il le comprenne. Mais il s’acharne toujours le Art (format poche, 325 pages). Et que je fais le tour des hôpitaux, et que je passe une petite annonce, et que je tombe dans tous les pièges. Ça fait mal pour lui, même si c’est beau aussi, autant d’amour, et ce manque, et ce besoin, et puis on ne se pose même plus la question, ça continue, et ça continue, et ça ne s’arrête plus. Haché, haletant, entêtant, incroyable. Ce bouquin est incroyable. Une valse à 10000 temps qui frappe fort dans tous les murs, on se prend un parpaing sur la tronche, et on rebondit mieux qu’une bille de flipper, ça fait tilt. Et quand ça s’arrête enfin (à la 325 ème page), d’un coup le silence, limite qui fait du bien. Le blanc. Le vide. Le stop. Et là, juste assez d’esprit en rade pour une ultime question (sans réponse) : mais pourquoi ont-ils traduit le titre original Too late, par Jamais trop tard ? Absurde.
Éditions Cambourakis – ISBN 9782366242966 – Traduction (américain) d’Isabelle El Guedj