Souvenirs dormants – Patrick Modiano

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Difficile de parler de Patrick Modiano au singulier. Chacun de ses livres faisant écho aux précédents. Ce petit carnet noir, je l’ai déjà croisé, ces appels lancés à des numéros qui n’existent plus, ces conversations qui se font entendre dans les interstices, et dont pourtant on ne comprend pas le moindre mot, les fausses adresses données par peur d’être retrouvé, tout cela je l’ai déjà lu, ailleurs, dans d’autres romans, où exactement ? Je ne peux pas faire confiance à ma mémoire et je n’ai pas la patience de Modiano, cette quête à l’envers, à rebours, de ce qui a été et dont il faut forcer le souvenir, je ne sais pas faire. En cela l’auteur est singulier, l’atmosphère qu’il forge au fur et à mesure, qui lui est si particulière, lui seul sait. Ou ne sait plus, ou a oublié, mais recherche, sur ses pas ou ceux de ses personnages, tout est si mystérieux que je ne saurais et ne tenterais de me prononcer.

Un jour, sur les quais, le titre d’un livre a retenu mon attention, Le Temps des rencontres. Pour moi aussi, il y a eu un temps des rencontres, dans un passé lointain. À cette époque, j’avais souvent peur du vide. Je n’éprouvais pas ce vertige quand j’étais seul, mais avec certaines personnes dont justement je venais de faire la rencontre. Je me disais pour me rassurer : il se présentera bien une occasion de leur fausser compagnie. Quelques-unes de ces personnes, vous ne saviez pas jusqu’où elles risquaient de vous entraîner. La pente était glissante.

Décrire l’éther, écrire éthéré, l’ambiance en noir et blanc, comme un vieux film des années 50 dans lequel il pleuvrait beaucoup et où les gris se mélangeraient. Décrire l’histoire, je ne peux pas, je me glisse dans ce nouvel opus, comme je replongerais dans un rêve, tout est y est trop flou pour vous être rapporté, il vous faudra vous aussi faire le voyage. Ce que je peux vous dire c’est ce que j’ai ressenti, la jeunesse perdue bien sûr, non ses élans qui poussaient à vivre, à empoigner la vie à pleines mains, mais ses interrogations et ses doutes, ses incompréhensions qui parfois, parfois, s’éclaireront quelques dizaines d’années plus tard, au hasard d’une rencontre, à la coïncidence d’une trouvaille, d’un écrit qui ferait sens. La solitude comme toujours, et une certaine forme de fatalité, une ouverture pourtant, l’oubli de soi dans son environnement, dans les autres, la discrétion et le confort de l’anonymat, une autre présence. Ce que je sens c’est le découragement, Modiano est de ces auteurs que j’aurais aimé étudier en cours, pour m’attarder sur son champ lexical, pour creuser le sens, les double-sens, les doubles fonds, pour prendre le temps de faire le lien, de trouver le liant, entre tous ses romans, encore une fois, l’Œuvre, pour voir le jeu des questions et des réponses.

Je pourrais d’abord évoquer les dimanches soir. Ils me causaient de l’appréhension, comme à tous ceux qui ont connu les retours au pensionnat, l’hiver, en fin d’après-midi, à l’heure où le jour tombe. Ensuite, cela les poursuit dans leurs rêves, parfois pendant toute leur vie. Le dimanche soir, quelques personnes se réunissaient dans l’appartement de Martine Hayward, et moi je me trouvais parmi ces gens-là. J’avais vingt-ans et je ne me sentais pas tout à fait à ma place. Un sentiment de culpabilité me reprenait, comme si j’étais encore un collégien : au lieu de rentrer au pensionnat, j’avais fait une fugue.

Le découragement donc, qui m’étonne car d’habitude il me semble ressentir plutôt de la nostalgie, une certaine mélancolie, à l’écoute de Patrick Modiano. Cette fois, le jeune homme qui n’est plus, ce jeune homme scruté par l’homme qu’il est devenu cinquante ans après, est triste, ou perdu, n’a pas l’envie de se battre. Si la mélancolie peut s’avérer heureuse car elle nous met au monde, nous expose sensibles au jeu des forces qui nous gouvernent, à ce flux qui nous manipule, ici il est question de peur et donc de fuites. De peur, du vide. C’est troublant et ça me trouble, la reconnaissance bien sûr, elle est toujours active quand nous nous emparons d’un livre, et la légère inquiétude aussi pour l’auteur que nous essayons de comprendre autant que nous essayons de nous comprendre dans ce qu’il enclenche en nous. Modiano est de ces écrivains qui provoquent en chacun quelque chose de particulier, rares sont ceux qui m’ont dit ne pas l’aimer, ou alors ils n’ont pas aimé ne pas comprendre peut-être, nombreux sont ceux qui m’ont dit ne pas avoir osé, encore, se frotter au Nobel. Certains sans doute s’effrayent de cette quête de sens, d’explications, qui n’est jamais futile mais qui peut provoquer le vertige. Souvenirs dormants n’est pas la porte d’entrée que je conseillerais pour entrer dans l’œuvre, il est à une strate telle qu’il est difficile de l’appréhender sans faire jouer l’écho. Les petits faits, les interrogations, les grands thèmes sont ici trop présents pour être compris sans avoir la connaissance préalable. Les amoureux et les habitués, j’utilise ce mot à dessein, comme je parlerais des habitués d’un café, y trouveront de nouvelles sources d’intérêt, voire d’inquiétudes, ce n’est peut-être pas le plus fulgurant de ses romans car le rythme y est particulièrement trouble, assez lent, mais il est, comme tous les livres de Modiano, un indispensable, une voix.

Mais avant d’évoquer cette rencontre, je voudrais préciser ceci : il m’est arrivé de croiser à plusieurs reprises les mêmes personnes dans les rues de Paris, des personnes que je ne connaissais pas. À force de les trouver sur mon chemin, leurs visages me devenaient familiers. Elles, je crois qu’elles m’ignoraient et que j’étais le seul à remarquer ces rencontres fortuites. Sinon, nous nous serions salués ou nous aurions engagé la conversation. Le plus troublant, c’est que je croisais souvent la même personne mais dans des quartiers différents et éloignés les uns des autres, comme si le destin – ou le hasard – insistait pour que nous fassions connaissance. Et, chaque fois, j’éprouvais du remords à la laisser passer sans rien lui dire. Du carrefour partaient de nombreux chemins, et j’avais négligé l’un d’eux qui était peut-être le bon. Pour me consoler, je notais scrupuleusement dans mes cahiers les rencontres sans avenir, en précisant l’endroit exact, et l’aspect physique de ces anonymes. Paris est ainsi constellé de points névralgiques et des multiples formes qu’auraient pu prendre nos vies.

Éditions Gallimard – ISBN 9782072746314