Non-fiction, et quelle réalité ! Rien n’est banal aux États-Unis. Bien que nous ayons pris l’habitude de digérer les séries TV sans plus nous étonner de rien, il est toujours un peu plus troublant de lire un récit vrai qui s’y déroule. Trente-six ans après l’assassinat de sa tante, alors même qu’elle est sur le point de publier un livre de poésie qui se voulait, peut-être, comme un point final à ce deuil impossible, Maggie Nelson apprend par sa mère qu’un suspect a été identifié. L’ADN a parlé, fait tilter la base de données, quelques traces de transpiration et un nom inconnu a jailli. Bien sûr, c’est une surprise, surtout qu’à part ces quelques cellules, rien ne semble rattacher Leiterman à la jeune – à celle qui restera jeune pour l’éternité – Jane. Et rien n’explique non plus la goutte de sang retrouvée, qui fait ressortir un second nom : celui d’un homme qui avait quatre ans à l’époque des faits. Qu’importe. Show must go on, comme on dit là-bas, en Amérique, là où tout prend des proportions délirantes. Voilà donc la grosse machine (médiatique) qui s’emballe, la famille sera avertie grâce à un ingénieux bipper quand le jury aura pris sa décision, elle aura trois minutes chrono pour regagner la salle d’audience et l’interdiction formelle d’émettre le moindre cri, de joie ou de désespoir, (au risque de traumatiser durablement les jurés) (c’est le policier avec la main sur son flingue qui leur explique cela gentiment, mais fermement).
Durant les cinq années précédentes, j’avais moi aussi travaillé fiévreusement sur le cas de ma tante, quoique sous un angle différent. J’avais effectué des recherches puis écrit un livre de poésie autour de sa vie et de sa mort intitulé Jane : un meurtre, qui était sur le point d’être publié. J’ignorais totalement qu’on avait rouvert son dossier ; mon livre concernait une affaire classée, abandonnée par les enquêteurs depuis bien longtemps. Il parlait de comment vivre – ou, plutôt, de comment ma famille vivait, de comment je vivais – à l’ombre de sa mort, qui s’était à l’évidence déroulée de façon atroce, terrifiante, mais des circonstances qui resteraient à jamais inconnues, impossibles à connaître.
Je joue sur l’anecdotique, et finalement ce procès n’est rien d’autre qu’une anecdote dans Une Partie rouge, récit foisonnant, quelque peu foutraque, qui ressemblerait à s’y méprendre au journal intime d’une Maggie Nelson en pleine crise de milieu de vie, jeune femme qui en profite pour finaliser quelques deuils et régler quelques comptes. Ce n’est pas inintéressant, ceci dit, je suis juste surprise (de surprises en surprises). Combien d’événements a-t-elle vécus qui me laissent pantoise ? Jamais je n’ai eu de petit ami en pleine overdose dans mon lit, ni de sœur avortée à 13 ans, ni de cliente suicidée dans les bars que j’ai fréquentés. Jamais je n’ai assisté à un meurtre à coups de batte de baseball en regardant par la fenêtre de mon appartement, ni connu de flics qui parlaient aux fantômes. Jamais je n’ai vécu près d’un canal dont les émanations donnaient le cancer à mes chats, ni ne me suis dit que ma mère allait me laisser me noyer. Ce n’est pas du badinage pourtant, Maggie Nelson nous raconte tout cela sérieusement, mais tranquillement. Je suis sûre que nous lui dirions que sa vie semble un petit peu particulière qu’elle nous répondrait que non. Normal quoi, la vie… la vie aux États-Unis.
Pour rentrer à Muskegon aux vacances de printemps, dans les derniers jours de mars 1969, Jane mit une annonce sur le panneau d’affichage de l’université du Michigan afin de trouver un covoiturage. Elle rentrait chez ses parents pour leur annoncer ses fiançailles avec son petit ami Phil, professeur d’économie et activiste politique comme elle. Sachant qu’ils désapprouveraient ce projet, elle venait seule afin de leur permettre de digérer la nouvelle ; Phil la rejoindrait quelques jours plus tard. Au téléphone, elle convint d’un rendez-vous avec un homme qui se présenta sous un pseudonyme. Phil lui dit au revoir vers 18h30 dans sa chambre, située dans le bâtiment de la faculté de droit ; son cadavre fut retrouvé à environ huit kilomètres d’Ann Arbor le lendemain matin, avec deux balles dans la tête – l’une à la tempe gauche, l’autre dans la partie inférieure gauche du crâne.
Tout est faits (ils sont parfois têtus, mais pas là) dans Une Partie rouge, certains plus signifiants que d’autres, certains sur lesquels Maggie s’attarde un peu plus, ou qu’elle abandonne pour mieux y revenir. Une progression très personnelle, qu’il faut suivre, et toujours ce drôle de détachement qui vraiment me fait ressentir qu’il y a de l’eau, beaucoup d’eau, entre nous. Mais je l’aime bien Maggie, j’ai le béguin facile rappelez-vous, et j’aime à prendre de mon temps pour une non-fiction qui n’a rien à envier à la réalité. Ce livre ne se lit pas vraiment comme une enquête policière finalement, plutôt comme un documentaire sur une vie alternative. 213 pages qui s’avalent vite, très vite, dont je ne pense pas retenir grand-chose (à part peut-être l’histoire du bipper), alors je me dépêche, avant d’oublier, de rendre tout de même hommage à cette jeune femme assassinée à 23 ans, parce que Jane – que Maggie n’a pas eu le temps de connaître – reste la pierre angulaire de ce récit. Si la littérature permet parfois de faire le point sur sa vie, elle est aussi mémoire des morts, Une Partie rouge en est un bel exemple.
Éditions du sous-sol – ISBN 9782364682702 – Traduction (américain) de Julia Deck