Il y avait les formes et il y avait les femmes, Picasso déstructurait les deux. Tout commence par une bravade, un défi. La jeune femme ne lui accorde pas un regard, s’amuse de son couteau qu’elle fait passer entre ses doigts, vite. De plus en plus vite. Le Maître relève le gant, taché de sang, relique ou trophée, et fait de Dora Maar sa maîtresse. Duel qu’elle acceptera, la fière, l’inconsciente, quitte à abandonner son art, la photographie, pour le suivre sur son terrain à lui, la peinture, là où elle ne pouvait pas lutter, c’était entendu, là où elle fût humiliée, s’y attendait-elle. Tour à tour muse et admiratrice, fixant pour l’éternité à la gloire de Picasso les étapes de la création de Guernica, elle menait en coulisse sa propre guerre, qui la menait déjà à sa propre défaite. Il ne fallut que quelques années pour que la flamboyante Femme à la torche devienne Femme qui pleure. Puis l’abandon, brutal. Pour seul dédommagement une maison, refuge et tombeau. Quand l’ancien amant envoie un cadeau, c’est une chaise. En retour, celle qui ne fût jamais l’épouse envoie le fer rouillé d’une pelle. Pose-toi là et ne bouge pas, semble-t-il lui dire ; ne t’en fais, tu m’as enterrée, semble-t-elle lui répondre. Tout est symbole dans cette passion tumultueuse, et quand Stéphan Lévy-Kuentz s’empare de l’histoire, tout est déjà écrit.
La maison est vaste. Dora n’en occupe qu’une partie. Le reste est la propriété des fantômes. Les fantômes, elle y est habituée, la plupart ne lui feront plus aucun mal. Il y a quelqu’un ? André, Man, Paul, Nusch, Ady, Lee… Vous me faites marcher ! Pablo, c’est toi ? Non, personne. Qu’attends-tu, pauvre naïve, de ton paradis perdu, la vie ne repasse ni par les mêmes gestes ni par les mêmes verbes, lance-t-elle à cette part d’elle-même qui continue de la tromper.
Sans Picasso pousse à la curiosité, de celle qui nous fait élargir la question en nous interrogeant sur le rapport de l’artiste aux femmes. C’est charmant ainsi de faire rimer les noms de ses amantes avec ceux de ses périodes, du bleu, du rose, des cubismes, on en oublierait presque les suicides, la folie et la dépression. On risquerait de manquer le livre parlant de la vie passée à ses côtés, et la vengeance du maitre qui en répudia deux de ses enfants, à défaut de pouvoir le faire interdire. Muselées les muses, romantique l’art. L’ogre a besoin de chair fraiche, de plus en plus fraiche, il dévore les forces vives, mais à peine est-il qualifié d’un peu excessif. C’est dire la place accordée aux femmes dans l’histoire de l’homme mais qu’importe, rectifions, ce n’est pas lui qui nous intéresse ici, c’est Elle, Dora Maar.
N’ont-elles pas toutes pleuré, les cinq branches de cette étoile ? De l’érotomane abandonnique, l’histoire n’a retenu que ce tableau de chasse. Cinq reines majeures. Hormis Françoise qui osa s’enfuir, quatre statues, quatre biches dépecées par la dépendance affective : Jacqueline et Marie-Thérèse, suicidées. Olga, devenue folle. Elle, entrée en religion, mystique et poétique. Folle peut-être elle aussi, elle ne sait pas. Pénélope sans perspective, elle ne perçoit plus vraiment cet espace empoisonné de silence, cet entre-deux-mondes figé entre passé et présent. Dora prononce ces prénoms comme les perles d’un collier tombées en cascade, parties rouler sous les meubles de l’indifférence. Au plafond, un ballet géométrique de cinq mouches autour de l’ampoule nue. Une chorégraphie propre à l’été qui annule les frontières du monde. Cinq elles aussi, ces mouches, pour lesquelles la suspension électrique est devenue le centre de gravité.
Avant Picasso, Dora Maar était une femme libre. De ses mouvements d’abord, elle qui avait été élevée et avait vécu à l’étranger. De ses choix, rejoignant ses écoles de prédilection, se passionnant pour son art. De ses amitiés, de ses amours. Après Picasso, Dora Maar n’est plus, n’existe plus que dans le petit espace de la parenthèse. Ses dernières forces, son refus de mourir. Au début elle a essayé de continuer à vivre, de se soigner, de panser sa blessure, de penser son humiliation avec l’aide de Lacan. Et puis très vite elle est partie se terrer, tapie dans l’ombre de cet ancien amour qui absorbait toute la lumière. Des dizaines d’années coupée du monde, isolée et cloitrée, refusant de se montrer, de montrer son travail, de voir ses amis. Encore elle peint, si peu, mais la mise à distance de la photographie n’est plus pour elle, elle doit s’accrocher à la toile, y planter ses ongles, fourrager dans la douleur, dans la béance. C’est un combat qu’elle continue de mener alors qu’elle l’a depuis si longtemps perdu, seule désormais, contre qui se battre. Seule mais – c’est le plus incompréhensible – entourée des souvenirs de lui, prisonnière du culte qu’elle continue de lui vouer. Qui à part Dieu pouvait succéder à Picasso ? Dora Maar s’interroge et choisit sa foi. Ma fibre féministe vibre devant ces années gâchées, à la seconde lecture je m’interroge. Est-ce l’orgueil qui la tient ainsi enfermée, l’attente, une interminable attente, le désespoir. L’amour ou l’amour propre ? Dora est une victime bien sûr, mais comment peut-on ne pas la trouver coupable envers elle-même de le rester si longtemps ? Qui punit-elle. Bien sûr que l’on peut être et avoir été, ai-je envie de lui crier.
Dora ne sait pas encore qu’elle s’écroulera un jour ensoleillé de juillet sur un parvis de Notre-dame dévoré de touristes. Elle ne sait pas encore que moins de dix personnes assisteront à son enterrement, dont sa concierge espagnole. Je n’ai jamais vu une femme aussi fière, elle avait tout pour être heureuse et elle a ruiné sa vie, sanglotera Ana Martinez Gomez.
Stéphan Lévy-Kuentz est bien plus délicat que je ne le suis. En douceur, il décrit les gestes longs, les regards courts, le ressac des souvenirs, bon et mauvais, qui s’impose, ponctue le silence. Texte sobre et beau, et les photographies en noir et blanc de Jérôme de Staël qui accompagnent, qui décrivent aussi bien que les mots le délabrement et l’abandon. Il n’y a pas de jugements, chacun se racontera sa propre vie de Dora Maar. C’est un livre à petits pas, une évocation, les détails vous les trouverez ailleurs, car vous les chercherez bien sûr, c’est un livre qui donne envie de ressentir puis de comprendre. Je l’ai aimé bien que j’aurais préféré un autre titre : Après Picasso. Mais cela aurait été une autre histoire, une histoire à s’inventer.
Éditions Manucius – ISBN 9782845786868