Artificiel, artifices. Si Laurent use d’artifices pour s’accorder le droit être Mathilda quelques heures par semaine, son auteure utilise un style qui a tout d’artificiel. Évidemment le sujet n’est pas simple et une certaine mise à distance serait la bienvenue, entre pudeur et respect, mais ce n’est pas cela, ni cela qui gêne ma lecture. Autant les faux cils et le rembourrage trouvent leur place dans cette histoire, pour devenir une autre il faut prendre des détours, mais Léonor de Récondo semble ne pas réussir à emprunter la ligne droite, ni s’impliquer dans ce qu’elle nous raconte, incapable de transformation ou d’adaptation. Tout sonne faux. Les personnages vivent leur vie mais les fils deviennent cordes, pantomime qui les amène à paraître creux, désincarnés, comme récitant un texte mal maitrisé. Telle Solange blottie sur la banquette arrière, qui reste invisible aux yeux de son mari occupant la première place, comment y croire, leur ressenti reste fantomatique, de surface. Ce n’est pas tant l’histoire qui prête à ce mal-être que l’absence d’émotions, de vraisemblance.
Laurent est complètement nu. Il attrape son sac à dos sur la banquette arrière et le pose sur le fauteuil passager, fouille dedans, sort un caleçon, un bas de jogging, un T-shirt, des chaussettes. Fait vite. La voiture est jonchée de vêtements, de lingettes usagées. Un chaos à l’image de son désordre intérieur. Révolté d’avoir arraché ses habits de lumière, Laurent retourne à l’ombre, jure, s’habille, se crispe, range tout ce qui doit l’être dans la mallette qui trouvera refuge dans le coffre, sous la moquette. Lui restera la moquette.
Quelques minutes plus tard, il est prêt. Du désordre, on ne voit plus rien. En démarrant, il coupe la parole à Melody Gardot. La radio déverse les dernières informations. Il doit se concentrer, la maison n’est pas loin. Il a peu de temps pour se calmer, pour oublier les instants de joie, Cynthia et ses amies du ZanziBar, la musique et la soie. La réalité, ce sont les nouvelles du soir, la météo et les publicités.
Pris sur le fait, Laurent va faire le choix de l’affirmation, qu’importe ce qu’il lui en coûte, qu’importe ce qu’il en coûte à son entourage. C’est alors peut-être ce déclic qui permet à Léonor de Récondo de donner un peu plus d’ampleur et d’envergure à son texte. Se renseignant visiblement sur la réalité pour en faire de la fiction, le parcours suivi et poursuivi est cohérent, entendable, l’auteure semble plus à l’aise avec son propos. Mais encore ce manque d’affect. Que Laurent doute, que parfois les papillons dans son ventre se fassent scorpions, c’est dit. Mais cela ne semble pas l’empêcher de dormir, et à vrai dire nous non plus. Qu’il soit obligé de conserver cette distance, cet individualisme pour ne pas renoncer à son individualité, celle qui l’a fait naitre femme dans un corps d’homme, qu’il soit ferme et doux à la fois, encore une fois les mots nous le disent, parfois, mais l’émotion, l’empathie et la compassion peinent à naitre de ses maux. Que sa femme ne sache plus à quel saint se vouer, qu’elle doute de pouvoir rester, de pouvoir s’adapter à celle que devient son mari, c’est dit et su. Qu’elle soit en état de choc, dans l’attente, et que cette attente dure et dure, bien qu’elle s’accorde des bulles d’air frais, d’accord. Mais Solange reste pour moi un mystère, elle n’est pas rencontre, elle est description. Est-ce là le style de Léonor de Récondo ? Est-ce là son habitude ? Je la découvre et ne peux le dire. La quatrième parle de finesse, pour ma part je parlerais de manque d’épaisseur.
Le soir en se couchant l’un près de l’autre – Laurent en pyjama et Solange nue -, ils s’étreignent longuement. Ce geste quotidien marque la fin de la journée, la césure qui mène à la nuit. Et chaque soir, alors que Solange se blottit contre lui, Laurent lui glisse à l’oreille qu’il l’aime, embrasse son front et ses paupières closes, caresse son dos, parcourt chacune de ses vertèbres, connaissant leurs tressaillements, leur chemin sinueux, le creux des reins et le coccyx qui plonge loin. Depuis tant d’années, il les suit. Toujours la même douceur, le même frisson à l’approche des hanches. Un soupir enfantin s’échappe de la bouche de Solange. Laurent adore son corps. Il lui dit parfois : J’aimerais être toi, j’aimerais être ton corps… Et Solange ne devine pas ce qui se cache derrière ce désir. Un désir fait d’éblouissement et de frustrations. Un monde entier sous la peau de Laurent, un monde si proche, qui pourrait être à portée de mots, mais chacun reste confiné en soi, incapable de parler.
Bien sûr, Point cardinal aborde pour autant et pourtant un sujet important, avec une certaine justesse, en tous les cas avec l’importance que nous devons accorder à ceux qui connaissent ce qui n’est souhaitable à personne, naitre et vivre dans un corps qui n’est pas le leur. Sujet grave qui mérite que l’on lui accorde du temps. Sujet d’actualité aussi, à notre époque où les genres font tant parler. L’inclusion de notre réalité dans notre fiction est une avancée, la littérature est un reflet, un miroir, une réflexion. Sentiment néanmoins, malheureux, que cette lecture ne m’a rien apporté d’un point de vue humain, il n’y avait pas d’étonnement à ressentir, ni de quête de motivations, je suis acquise aux causes, et bien loin d’un désir de voyeurisme, mais j’aurais aimé aimer Laurent, aimer Solange, aimer leurs enfants, appartenir quelques pages à une famille particulière qui du calme plat passe à l’ouragan. Mais je n’ai fait que lire, sans fuir, et sans ressentir.
Éditions Sabine Wespieser – ISBN 9782848052267