Si Monsieur Chalandon a peut-être un peu perdu de sa poésie, il n’a rien perdu de son humanité. Est-ce le rythme de la mine, qui scande le roman, qui ne laisse pas place aux phrases qui s’allongent, aux mots qui s’enlacent ? Est-ce la brutalité du labeur, qui s’imprime entre les lignes, qui impose un souffle court ? Quelle image poétique pourtant que ce fils, ce grand gamin de 20 ans, qui – par défi, par bravade – quitte la terre nourricière choyée par son père pour décider d’aller s’enfouir dans les entrailles, dans les enfers, à la suite des mineurs qui arpentent tour à tour, au jour le jour, les rues de Liévin. Le petit frère qui l’attend, attend son pain d’alouette. Le mythe se construit peu à peu, la solidarité et la dignité, le charbon et la douleur, la peur et chaque retour vécu comme une victoire contre cette grande fosse, sombre présage de la petite à venir. Le 27 décembre 1974, arrive ce qui devait finir par arriver, la ville noire endosse son deuil, 42 mineurs périssent au fond du trou, le frère de Michel, lui, oscillera trop longtemps entre ce côté-ci et l’autre pour venir allonger la liste. Il ne bénéficiera pas des hommages, le Jojo, mais continuera de vivre, marqué au fer rouge, dans la mémoire du petit.
Notre père a été surpris. Il a regardé son fils, avec peine. Fierté contre fierté. Il avait perdu. Il le savait. Lorsque Joseph avait mon âge, il l’emmenait à la terre comme on visite une cathédrale. Les sillons fraîchement creusés, les racines de pleine terre, les pousses délicates quand la pluie tarde. Et puis les arbres, les fleurs, les papillons de printemps. Il disait que protéger tout cela était la dignité de l’homme. Mais ce soir-là, il s’est levé de table sans un mot. Lourdement, comme un mineur brisé par les étançons du puits. D’un même pas douloureux. De la paume, il a effleuré l’épaule de ma mère. Il est passé derrière moi, a posé ses mains sur mes épaules. Il le faisait depuis toujours avec ses fils. Puis il a caressé les cheveux de mon frère, comme s’il voulait le protéger des blessures à venir.
Un livre sur la mine Le Jour d’avant ? Non. Oui, mais non. Bien sûr que le décor est essentiel, qu’il est rugueux et qu’il donne à voir, on cite Zola non sans raison, c’était ainsi dans le temps, avant nous. Les hommes gagnaient l’obscurité et savaient qu’ils y perdaient la vie, ce n’était plus un travail, un travail où l’on parle de pendus, où l’on voit son sang chaque jour, c’est un sacerdoce, un chemin de croix. Mais il est aussi ici question de deuil qui ne peut et ne veut s’accomplir, de blessures qui restent à vif, chauffées à blanc dans l’obscurité d’un box que Michel transforme en mausolée. Quand on a perdu son frère et que son père a choisi de s’en aller, en laissant derrière lui quelques mots appelant à la vengeance, comment apprendre à vivre au futur quand on a 16 ans, la vie et la mort devant soi ? On s’étonne des pas qu’il arrive à faire, le petit devenu grand, des kilomètres que son camion avale, une fuite en avant pour ne pas avoir à se retourner, mais quand c’est sa femme qui alors le quitte, il n’a plus d’autres voies possibles que celle qui le ramène en arrière, accomplir la mission qu’il s’est choisie, celle de laver la mémoire des gueules noires dont personne, jamais, n’a payé la mort.
Mon frère a poussé la mobylette jusqu’au carrefour, pour ne pas inquiéter la rue. Il n’avait ni casque ni gants. Sous son blouson de toile grise, une chemine à fines rayures, un col roulé, son écharpe noire. J’ai fait démarrer le cyclomoteur. Il s’est assis lourdement derrière moi. Et puis nous avons filé en direction de la mine. La tempête de Noël avait cessé mais le vent soufflait toujours en rafales. Le sol était luisant de verglas. Je roulais en évitant les écorchures de pavés. Liévin dormait. Un cri au loin, le klaxon d’une voiture qui prend congé. Les fenêtres étaient noires. Personne n’assistait à mon triomphe. J’ai heurté légèrement le trottoir, traversé une flaque de pluie, osé un coup de klaxon. Les corons renvoyaient le bruit de notre engin. Ce n’était pas le ronflement d’un moteur 2 temps, mais le grondement d’un V8. Il rugissait. J’étais Michel Delanet. En tête du circuit de Monaco, dans la chicane de Beau Rivage. Les ruelles, les courettes, les maigres jardins, les boyaux d‘impasses, les briques à l’infini, les palissades, les clôtures, les volets clos, tout résonnait de notre puissance.
Un livre sur la vengeance Le Jour d’avant ? Non. Oui, mais non. Ça serait à nouveau réducteur car on peut entrer dans un livre comme on entre dans une mine, avec un peu trop de confiance, ou quelques appréhensions, rien en tous les cas qui empêchera le coup de grisou. Et autant dire que vous allez être soufflés dans la seconde partie de ce livre, qu’il vous fera (ré)fléchir et que ça ne m’étonnerait pas d’ailleurs qu’il vous tire une larme ou deux. Nous pouvons trouver ce nouveau titre de Sorj Chalandon un peu alambiqué, un peu compliqué, parfois un peu énorme mais finalement pas plus énorme que les petites histoires que les hommes sont parfois obligés de se raconter pour mettre un pied devant l’autre. Effectivement, il y a des mises en scène qui ne se comprennent pas, et qui étonnent, qui peuvent sembler mal fignolées, et qui pourtant prennent tout leur sens quand la distance et les explications se mettent en place. Nous avons connu, reconnu et aimé cet auteur, cet homme, pour ce qu’il nous a toujours montré dans ses livres, qu’il est prêt à se mettre au travail pour continuer le combat. Le Jour d’avant est un jour de plus dans la carrière de Sorj Chalandon, chaque fois plus intime, peut-être de plus en plus abrupt, moins romantique finalement, un jour de plus dans une vie, ça laisse des traces, ça compte. Un livre de plus aussi, surtout quand il est de l’acabit de celui-ci.
Éditions Grasset – ISBN 9782246813804