Je me promets d’éclatantes revanches – Valentine Goby

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Je veux écrire sur celle qui écrit sur celle qui écrit, et cela me donne un peu le vertige. Moi non plus je ne savais pas, je ne savais pas qui était Charlotte Delbo. Son nom, des années à me parvenir, glissé à l’oreille par une grande Libraire parisienne, oublié puis rappelé à mon souvenir par ce livre à la couverture rouge éclatant. Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous disait le poète, certains prennent un peu plus de temps, voilà tout. Valentine Goby aussi s’étonne de ne pas savoir, entend ce nom quand elle entreprend ses recherches pour ce qui deviendra son succès, Kinderzimmer. Mais ce n’est pas tant le témoignage qui l’accapare, l’intercepte et la retient, que la rencontre de deux femmes, une lectrice et une auteure. Vingt ans aura mis Charlotte Delbo à faire entendre sa voix, elle qui avait tout perdu (son grand amour), elle qui avait survécu à tout, à l’inimaginable, vingt ans pour récupérer le bien le plus précieux : la parole. Vingt ans pour accomplir la mission qui lui avait été confiée, là-bas, là où on ne prononce qu’à grand peine, et rarement, ce nom à la drôle de sonorité qui heurte et qui chuinte, vingt ans pour rendre hommage à la soralité, aux deux cent trente femmes déportées avec elle, vingt ans pour lister, pour rendre compte, décrire ce funèbre cortège qui  – on l’imagine sans peine – a accompagné ses pas tout au long des années qu’il lui restait à survivre. C’est ce Convoi du 24 janvier que Valentine Goby va d’abord emprunter, qu’elle va suivre jusqu’au dernier mot, si rares malheureusement, pour ne plus jamais quitter Charlotte Delbo. Alors ces vingt ans ne pèsent plus, ils s’acceptent.

Je ne savais pas qu’elle était née en 1913 en région parisienne, dans une modeste famille d’immigrés italiens. Je ne savais pas qu’elle avait étudié la sténodactylo et l’anglais, s’était inscrite aux jeunesses communistes dans les années 1930, et à l’université ouvrière en philosophie. Je ne savais pas qu’elle avait épousé Georges Dudach, militant communiste. Je ne savais pas qu’elle avait écrit les pages théâtre et littérature de la Revue universelle des jeunesses communistes. Je ne savais pas qu’elle avait rencontré l’acteur et metteur en scène Louis Jouvet, qu’elle était devenue sa secrétaire. Je savais qu’elle avait été résistante. Je savais qu’elle avait été arrêtée, j’ignorais quand et comment. Je ne savais pas que son mari avait été fusillé au Mont-Valérien. Je savais par ses livres qu’en janvier 1943 elle avait été déportée à Auschwitz, puis à Ravensbrück. Je ne savais pas qu’elle avait travaillé pour l’ONU après la guerre, et pour le philosophe Henri Lefebvre. Je ne savais pas qu’elle était morte en 1985 d’un cancer du poumon. Je n’avais aucune image, aucune photographie. Je partageais l’ignorance commune qui a longtemps tenu dans l’ombre la femme et l’œuvre, comme tant d’œuvres de femmes.

Qui lit et qui écrit ? La lectrice, la chercheuse, l’empathique, la femme, la sœur, l’écrivain ? Je me promets d’éclatantes revanches n’est pas une biographie, à proprement parler, c’est d’abord par le texte que Valentine Goby entre dans la vie de Charlotte Delbo (l’inverse est vrai). Il y a l’admiration et la volonté de comprendre, d’analyser, la force de l’écriture. Rempart à la douleur, volonté de placarder, de fixer, pour mettre à distance, mettre à la ligne. L’horreur a existé, bien que certains ne veulent pas l’entendre, ne plus l’entendre, mais l’indicible doit être dit, tout doit être raconté, et publié. Témoigner, utiliser la langue comme une arme, sans pour autant combattre, la poésie comme étendard et devoir de mémoire. C’est aussi un livre d’études, Valentine Goby essaye de mettre ses pas dans ceux de son ainée, de comprendre non pas ce qui bien sûr ne peut pas être réellement intégré dans sa chair car n’ayant pas été vécu, mais le raisonnement, le processus. Après la découverte du matériau qu’est le texte, vient le travail de recherche, d’approfondissement. Les éléments, les enregistrements, les manuscrits. Parfois suivre ce cheminement intérieur mène à d’autres étapes, à une résonnance avec ses propres expériences et questionnements (les siennes et les nôtres). Les textes sont courts et s’enchaînent sans réelle logique, forment une continuité pourtant, non seulement des faits, mais des réflexions, des élargissements. Une fois Charlotte Delbo lue (ce qui ne devrait pas tarder) je sais que viendra l’envie de revenir au texte de Valentine Goby, afin de comparer nos impressions, de continuer et d’étendre le dialogue, finalement.

Elle est Ondine auprès de Georges, comme elle sera Eurydice, recluse en enfer par la faute d’Orphée qui a bravé l’interdiction de se retourner vers elle – la disparition de Georges l’enferme dans l’enfer d’un chagrin sans fin -, comme elle sera Antigone enterrant les cadavres de ses frères ou Électre prête à tout sacrifice pour que la vérité (d’Auschwitz) éclate à la face du monde. Tant d’autres personnages de théâtre ont peuplé son exil, et défilent dans la longue lettre à Louis Jouvet interrompue en 1951 plus tard publiée sous le titre de Spectres, mes compagnons. Ondine y tient la plus grande place. En reliant les mythes à sa déportation, à ses abîmes multiples, Charlotte Delbo donne à son expérience une dimension universelle. Elle me parle, m’appelle, nous sommes Ondine, Antigone, Électre depuis des siècles. Et en écho à cette certitude intime, je relis le prologue de sa lettre à Jouvet : « Les créatures du poète […] sont plus vraies que les créatures de chair et de sang parce qu’elles sont inépuisables. Elles sont […] nos compagnons, ceux grâce à qui nous sommes reliés aux autres humains dans la chaîne des êtres et dans la chaîne de l’histoire. »

Si j’ai tant de mal à parler de ce livre, c’est peut-être parce que je sais ce qu’il est, comment il peut être nommé – biographie, étude, exercice d’admiration – mais que cela ne suffit pas à le définir. En fait, Je me promets d’éclatantes revanches est un livre d’étonnement. Celui que l’on éprouve, parfois, en rencontrant un ouvrage qui nous parle, vraiment, qui nous amène plus loin que ce qu’il nous décrit, dans d’autres rêveries, à d’autres conclusions. C’est un livre de lecture, d’une lectrice qui écrit. Ce n’est pas une surprise, vous avez tous connu ça, cet amour immédiat, cette rencontre qui exige d’en savoir plus, mais mes mots rencontrent leur limite, celle de ne pas être assez précise, exhaustive, pour vous décrire entièrement ce dialogue qui s’est noué et auquel j’ai eu envie d’assister, voire de prendre part. Si je ne peux terminer sur une promesse, j’insiste pour finir sur une invitation, celle de découvrir par vous-mêmes ce drôle d’inclassable (iconoclaste !) qui déjà se lit comme un classique, porté avec talent par une écriture souple et fluide, qui sait se faire poétique, et qui se fait parfois vague, conviction, quand elle nous pousse à la découverte, au choc de la découverte, de Charlotte Delbo.

Éditions L’Iconoclaste – ISBN 9791095438380