Une Mer d’huile – Pascal Morin

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C’est l’histoire d’une étoile filante. Une étincelle, le temps d’un vœu et la voilà déjà disparue. Ce n’est pas l’histoire de Prisca, c’est l’histoire de la famille qui l’a engagée. Drôle de famille à dire vrai, un membre par génération, depuis 50 ans le mois d’août au même endroit, là où la mer se fait parfois huile, là où rien ne bouge vraiment. Trois générations et trois façons d’appréhender la vie, toujours très scientifiquement, c’est ainsi, par trois approches différentes : neurologie, psychiatrie et mathématiques. Mais ne nous y trompons pas, ce sont bien les corps, plus que les âmes, que la nouvelle venue va faire vibrer. Elle n’est pas jolie pourtant, pas laide non plus, mais elle occupe cet espace intime, celui de la demeure familiale, en toute impunité, dénuée de pudeur, sans trop de mots mais s’offrant aux regards. Qui de Danielle, la matriarche, de Pierre-Marie le cinquantenaire un peu endormi, ou d’Arthur qui ne demande qu’à s’éveiller, va sortir de cette rencontre le plus revigoré ?

Danielle effleura le rostre noir et effilé des feuilles ventrues des agaves d’Amérique. Si elle avait appuyé plus fort, elle s’y serait blessée, mais le geste était tendre, elle retrouvait en eux de vieux amis. Elle resta là quelques instants, relut le prénom de son petit-fils, « Arthur », gravé par sa main enfantine dans la chair de ces plantes mirifiques, les deux agaves géants qui encadraient la volée de marches. Le tissu cicatriciel conserverait pour toujours ces caractères malhabiles : « Arthur ». Le gris bleu métallique de leurs si dangereuses feuilles, qui portait cette parure de graffitis végétaux, était là cette année encore. Comme tout le reste. Comme la maison, solide, qu’elle avait tant de plaisir à retrouver, et le monde pérenne. Les artefacts disposés par les hommes et la nature exubérante. Ils étaient là. Juste là. Pour toujours. Et pourtant, le temps passait et Danielle avait parfois l’impression qu’il ne lui en restait plus beaucoup. Elle venait de fêter ses soixante-quatorze ans.

Sidérite, sidération. Comment Prisca peut-elle reconnaître la météorite qui trône dans le salon, trophée du grand-père disparu et base de la légende familiale ? Qu’annonce son mystérieux t-shirt qui semble en dire plus que celle qui le porte (réponse sur internet). D’où vient-elle d’ailleurs Prisca, elle qui semble avoir pris ses marques bien rapidement, qui disparaît tout aussi soudainement après avoir jeté le trouble dans cette morne constellation familiale ? On va s’en effrayer, et la chercher mollement, mais ce qui compte, vraiment, ce n’est pas tant l’étoile filante que les vœux qu’elle a fait naitre à son passage. Pendant qu’Arthur entre dans l’âge adulte, ses ainés vont au contraire sembler rajeunir, jusqu’à la vieille dame qui va se prouver qu’en dépit de son âge elle n’en reste pas moins femme, et vibrante. Une Mer d’huile porte bien son nom, il ne se passe rien, ou alors si peu, que tout est dans le frémissement bien plus que dans la marée.

Il regarda autour de lui le décor de son éternelle chambre bleue. Bien entendu, c’était un lit d’adultes qui s’y trouvait depuis longtemps, mais il eut l’impression de s’y revoir enfant, heureux, complètement noyé dans le temps infini des vacances à la mer. Il retrouvait là, intacte, son émotion, ou plutôt, sa sensation de l’espace, sa perception du monde à cet endroit-là et il se dit que c’était cela, au fond, l’identité, le fait d’être, au sens propre, identique à soi-même à des années de distance, d’éprouver le même rapport au monde à sept ans et à cinquante. Mais quelque chose, dans la disposition des meubles, lui sembla changé. Il était incapable de déceler ce que c’était. Sans doute Prisca, en faisant le ménage, avait-elle sans le vouloir déplacé de quelques centimètres le bureau ou les tables de chevet. Il soupira. « Je suis un imbécile obsessionnel », se dit-il alors, aussitôt mis à distance de lui-même, aussitôt dans le déni de l’incroyable émotion qui le prenait, là, sans qu’il y puisse rien. « Tout est à sa place », se redit-il pourtant, comme pour se rassurer. Chaque chose se trouve exactement au même endroit que d’habitude. Et puis, quand bien même. Si les objets avaient été déplacés, qu’est-ce que ça aurait pu lui faire ? Si, même, ils avaient disparu, au fond, cela n’aurait rien changé au fait qu’il était là cet été encore. Dans la maison de ses vacances. Éternelle. Certes.

À l’image du jardin, réfléchi en symétrie pour rendre hommage à la gémellité répétitive dans la famille des anciens propriétaires, Une Mer d’huile est un roman construit. Construit veut dire peaufiné et réfléchi. La distance mise en mots et voulue par ces personnages qui voient la vie en scientifiques est parfois bienvenue, parfois lassante. Explique-t-on l’amour, la vieillesse, par des processus neuronaux, par des réactions psychologiques ? Quelle est la place laissée au rêve dans cet amas de procédés internes ? Car c’est la question d’une Mer d’huile, de celle qui ne bouge pas mais qui ne demande qu’un souffle pour s’agiter : avez-vous un rêve ? Et si oui, saurez-vous vous l’avouer ? Une jolie lecture néanmoins, de celle qui ne laisse pas plus de traces qu’une étoile filante, imprévue, brillante et éphémère.

Éditions du Rouergue – ISBN 9782812614378