Chaleur – Joseph Incardona

Mise en page 1

Un peu d’air frais. Joseph Incardona, est-il besoin de le rappeler, est un homme charmant, toujours prêt à se marrer. Et c’est bien son rire que j’entends en lisant cette gaudriole qu’est Chaleur. L’art ou la manière de mettre le doigt sur notre humanité, de celle aussi qui s’invente des concours de sauna, parce que oui, il faut bien le passer ce foutu hiver finlandais, et que tout prétexte est bon à trouver pour s’en jeter un dans le gosier et manger des frites en famille. Roman de surface, le style suit, sur ces femmes qui misent leur avenir sur leur plastique (plus que sur leur richesse intérieure), sur ces hommes qui bombent le torse parce que sous le feu des projecteurs. On se raconte tous notre petite histoire, parfois on vise bien bas – en-dessous de la ceinture – pour croire prendre de la hauteur. Bienvenue dans un univers fait de défis absurdes, de carrières dans le hard et de jolies poupées bien trop jeunes pour penser à trois coups. Roman de l’immédiateté, c’est ça aussi l’humanité.

Niko se lève, Loviisa semble rebondir sur le matelas, ses fesses vibrent comme de la gélatine. Niko, c’est 110 kilos pour 189 centimètres de viande, de muscle et de graisse. La lumière du jour filtre à travers les rideaux à motifs de tournesols. La chambre baigne dans une couleur jaune propice à une petite baise matinale. Niko rentre un peu son ventre, se touche le sexe qu’il a long et gros. Il enroule la peau de son prépuce, la remet en place. Réflexe habituel, sa bite est son instrument de travail, il en prend soin. Tous les hommes prennent soin de leur queue, mais pour lui ce geste a une portée plus universelle : Niko est « hardeur ». Il travaille dans le porno – traditionnel, sans chichis ni nuances éthiques affichées. Il exerce sous son propre nom, gage de transparence vis-à-vis de son public. Cette histoire de porno alternatif, c’est du vent, un truc pour créer un marché, comme pour la bouffe. À moins d’être enrôlé de force dans un snuff movie, aucun producteur ne vous obligera jamais à baiser un/e partenaire qui ne vous convient pas.

Mais les hommes vieillissent et les choses changent. Niko, star du porno, et Igor, ancien militaire russe, n’en sont plus à leur coup d’essai. Doit y avoir un cap chez ces messieurs, la cinquantaine certainement, de celui qui vous plombe et vous rappelle que la jeunesse s’est envolée, que le corps ne suit plus, que les distractions trop souvent éprouvées perdent de leur charme et de leur candeur. Alors on survit en se fixant des objectifs stupides parce que dénués de sens, on tente de noyer la prochaine étape inéluctable dans l’alcool et dans les filles. Il y a des réflexes qui ont la vie plus dure, et plus longue, que notre vie à nous. Chant d’opérette ou chant du cygne, on se doute que ce roman léger se terminera mal, on ne pleurera pas pourtant, au pire sera-t-on étonnés de passer de 110° à un froid de glace, pourquoi gâcher la fête, elle était si belle.

Il s’approche du miroir pour en délimiter des zones précises, recule pour jauger chaque partie en fonction de l’ensemble. Igor cherche à y déceler la mort à l’œuvre, entre neuf et douze mois, maximum. Il ne peut pas croire que ce corps-là arrive en fin de piste. Darius avait bu trop de vodka, l’hôpital s’était trompé dans l’échantillonnage des tests. Il avait demandé une seconde batterie d’analyses qui s’était révélée aussi positive que la première. Son docteur et ami avait effectivement sorti une bouteille de Stolichnaya de son tiroir, mais après les résultats. Ils avaient trinqué à la santé du crabe, ironiques et militaires, terminant la bouteille tant qu’à faire. Sans ajouter grand-chose, si ce n’est de se revoir à jeun et d’envisager la stratégie dite du « maximin minimax » – stratégie la moins défavorable de toutes les situations défavorables – c’est-à-dire du moins pire. Igor aurait pu choper un truc plus peinard à la prostate, mais ce qui se passait au milieu de son plexus était de nature catégorique, vorace et sans aucune chance de rémission.

Bien que Chaleur ait été couronné par un prix du polar, c’est plutôt un roman de l’absurde, une fresque naturaliste et volontairement (et faussement) légère qui envoie du bois pour mieux cacher la forêt. Si j’entends le rire d’Incardona, je discerne aussi la gravité de ses deux personnages principaux, fatigués, à bout de souffle, en bout de course. Que gagne-t-on à s’imposer d’être le dernier à quitter un sauna brûlant ? Que perd-on à vouloir se mesurer à un autre que soi qui, bien que totalement différent, nous ressemble comme un jumeau ? Le renoncement suprême est-il la seule façon d’atteindre le but qu’on s’est secrètement fixé : celui de pouvoir enfin abandonner, de pouvoir enfin se reposer, de quitter le combat, dignement ? Les hommes restent parfois une énigme pour une (jeune, ne nous refusons rien) femme de 37 ans, toujours est-il que j’aime à me laisser surprendre par Incardona qui de livre en livre m’emmène dans des univers très différents. Chaleur n’est peut-être pas son meilleur, si on s’en tient à une lecture première degré ou à une exigence purement stylistique, mais possible que Niko et Igor m’accompagnent tout de même un bout de temps.

Éditions Finitude – ISBN 9782363390769

Merci à Sacha Després pour l’enregistrement !