Préparez-vous à passer une nuit blanche. Voilà un bouquin qui ne se lâche pas, qui se lit comme un bon polar tellement est palpable la tension qui se noue entre ces deux étranges personnages. Rencontre internet, il faut vivre avec son temps, l’un a pour pseudo Knut Hamsun, l’affamé, le maudit, l’autre est simplement Sonia, sa naïveté, sa légère passivité. Quand l’un commence à couvrir l’autre de cadeaux, des livres, mais oui la littérature peut être une arme de séduction (massive), l’autre entre dans le jeu en se laissant faire. Que les livres soient volés, qu’importe, ou au contraire ça importe, l’un donne sans que ça ne lui coûte, l’autre accepte en comptant l’investissement des risques pris pour elle. Dès le début les dés sont pipés, drôle de relation où aucun des deux ne vit tout à fait la même histoire, et où pourtant il y a fusion indéniable. Mais parler de début ne rime à rien car, et cela ajoute au suspense (le mot n’est pas trop fort), tout commence et tout s’achève au chapitre 0.
Ils continuent de s’écrire. Mais Knut Hamsun ne veut pas d’autres photos, ou en tous cas n’en réclame pas. Knut veut juste en savoir davantage sur elle, parler avec elle. Au début, il établit le contact à partir des livres envoyés. Qu’as-tu pensé de la Ville assiégée ? Lequel des Onetti préfères-tu ? S’il te plaît, quand tu l’auras lu, j’aimerais commenter Le Chantier avec toi. À la fin de ses messages, il glisse toujours des questions d’un autre genre. Quel âge as-tu ? Tu vis avec tes parents ? Comment est l’endroit où tu travailles ? Pourquoi as-tu décidé d’aller à la réunion de Cardenas ? Est-ce que l’un des hommes qui y étaient t’a paru séduisant ? Ils quittent le forum, qui ne les intéresse plus, et communiquent par courrier électronique. Les mails de Knut, quotidiens, sont longs, fouillés, sans points ni retours à la ligne, sans en-tête ni formule d’adieu. Sonia se rend compte qu’il est impossible de clore les conversations. Chaque nouvelle réponse qu’elle lui apporte génère à son tour de nouvelles questions.
C’est un livre sur l’emprise, sur la manipulation, sur un étrange rapport de maitre à esclave, qui détient le pouvoir, qui décide et qui influence, et finalement qui possède la capacité de faire souffrir son partenaire. Sonia sait qu’elle devrait dire stop, ses amies le lui confirment, sa conscience en fait de même. Bien sûr que l’on prend goût à être adulée, bien sûr qu’on l’on s’effraie d’être manœuvrée, bien sûr que l’on culpabilise de recevoir sans donner, le plus simple est de continuer à dire oui, oui, et encore oui. Même quand on tenterait bien un non, voire juste un simple mais. Relation virtuelle et intense, exhaustive et exigeante, à la limite du lavage du cerveau, qui fait que parfois la lectrice a juste envie de couper le fil de l’embrigadement (j’insiste, ce n’est toujours pas trop fort), en balançant loin d’elle le bouquin. Dans ce flux, nous sentons que la cohérence se perd peu à peu, mais comment y faire face, tout semble si bien s’emboiter, se justifier, Knut est aussi imparable que redoutable. Intense lecture inclusive qui ne laisse guère le temps pour une respiration, ou pour une réflexion. Intéressante réflexion tout de même sur les rouages du virtuel qui fait que l’on voit ce que l’on a envie de voir, que l’on montre ce que l’on a envie de montrer, que l’on projette plus que l’on n’attend, que l’on donne bien plus (ou bien moins) que ce que l’on est. Mais on y pensera après, une fois Cicatrice refermé.
Je ne les lui demandais pas. Parfois si, au début, un de temps en temps. Mais après il s’est mis à m’envoyer des titres selon ses centres d’intérêt, comme s’il suivait un plan déterminé. Ce qu’il considérait que je devais lire. Pareil pour les disques. Ce qui lui paraissait important que j’écoute. Après il fallait tout commenter. Parfois nous avions des conversations très intéressantes. J’ai appris des trucs grâce à lui. Il affirmait que j’avais un talent littéraire. Que si je voulais, si je m’y mettais sérieusement, je pourrais en tirer quelque chose de bien. Il disait aussi qu’il était fier d’être le premier à s’en rendre compte. Mais parfois, la plupart du temps, lui écrire devenait une obligation. Un fardeau. Parce qu’il était tellement… Elle hésite, remue les lèvres en silence, cherchant le mot. Exhaustif. C’est ça. Tellement exhaustif. Avec lui, il fallait tout analyser en détail. Impossible de te laisser simplement porter par une impression : tu devais l’approfondir, tout rationnaliser, tout expliquer. Il s’agaçait si tu ne suivais pas son rythme. Il ne le disait pas directement, mais te faisait sentir, en quelque sorte, sa déception. Quand tout semblait bien fonctionner entre nous, lui venait le besoin de faire pression, de me tester, voire de me violenter, jusqu’à ce que je finisse par me lasser et prendre mes distances. Ensuite, je me sentais coupable et je revenais vers lui.
Le réel cohabite tant bien que mal avec ce virtuel qui prend de plus en plus de place, mais la réalité ne semble pas être assez dense, assez excitante pour Sonia, pour lui permettre de stopper cet envahissement quotidien. Les envois de livres deviennent envois de lingerie, de la tête Knut passe au corps. Marquer de son empreinte toute la vie de l’inconnue qu’il fantasme, dont il se joue à faire sa poupée. Du corps au sexe il n’y a qu’un pas, mais là encore manipulation ou perversité, celui-ci prend et garde des contours flous, la normalité ne se discerne plus qu’avec difficulté, à travers un filtre. L’amour, non pas de place à l’amour, ça serait déplacé, bien qu’il soit invoqué parfois comme explication à tout, ou comme excuse tout court. Dépendance et fascination, séduction éternelle qui se cherche sans se trouver car elle reste insatisfaisante, mais d’amour équilibré pas de trace dans ce qui n’est finalement qu’un jeu de pouvoir qui durera et s’éternisera des années, au-delà des séparations, au-delà des disputes, au-delà des désaccords et des sursauts de la raison. Fascinant roman que celui de Sara Mesa, voilà une Cicatrice qui porte très bien son nom. Reste à deviner qui la portera.
Éditions Rivages – ISBN 9782743639396 – Traduction (espagnol) de Delphine Valentin