Vous n’en pouvez plus de Knausgaard ? Je vous rassure, moi non plus. La bonne nouvelle, c’est que je ne vous en parlerai pas à nouveau avant au moins un an. La mauvaise, c’est que j’aurais dû attendre avant de lire Aux confins du monde. Je frôle l’overdose (lectrice maniaque, toujours j’écrirai ton nom) alors qu’objectivement (ce que je peux être entre deux crises) c’est plutôt un bon cru (moins qu’Un Homme amoureux mais bien meilleur que Jeune homme) (a-t-on vraiment le droit de classifier quand on parle, quand même, d’une autobiographie et donc de la vie d’un homme ?). Je précise, au passage, ne l’ayant pas fait jusque-là, que l’histoire n’a pas de logique chronologique, que l’auteur n’a pas peur des redites, et que globalement vous pouvez commencer par la fin (fin actuellement publiée, à savoir ce tome quatre, sur une série d’ores et déjà annoncée comme en comptant six). 151 mots pour ne rien dire, je progresse (mais j’ai de la place, oh joie virtuelle).
Mais ce n’était qu’une chambre dans un couloir flanqué d’autres chambres, ayant servi autrefois de logement aux infirmières célibataires, d’où son nom de « Poulailler », de même que la fonction que j’y avais exercée n’était pas un vrai travail, juste un remplacement sans véritable responsabilité. Et puis c’était à Kristiansand. Or il m’était impossible de me sentir libre à Kristiansand, j’y avais trop de liens, réels ou imaginaires, et avec trop de gens pour pouvoir y faire un jour ce que je voulais.
Mais ici, en revanche ! pensai-je en portant la tranche de pain à ma bouche tout en regardant par la fenêtre. Le reflet des montagnes en face se brisait dans l’ondoiement kaléidoscopique de l’eau. Ici, personne ne savait qui j’étais, ici, je n’avais aucun lien, aucun comportement préétabli, ici je pouvais faire comme je voulais. Vivre une année reclus pour écrire, pour échafauder quelque chose en secret. Ou tout simplement vivre tranquillement et mettre de l’argent de côté. Ce n’était pas si important que ça. L’essentiel, c’était que je sois ici.
Avançons. Knausgaard a 18 ans, ce qui – en Norvège – visiblement en fait l’homme parfait pour devenir professeur. Professeur d’accord, mais pas n’importe où. Dans le Grand Nord, là où c’est l’enfer, la moitié de l’année il fait jour, l’autre il fait nuit. Morne (ou charmant, ou exotique, mais pas trop longtemps) petit village de pêcheurs (les hommes pêchent, les femmes travaillent à l’usine de poissons), où il ne se passe rien, mais alors rien. Et rien c’est déjà beaucoup pour un grand gamin qui vit, tout de même, pour la première fois seul et qui rêve, tout de même, de dormir enfin à deux (je sais aussi être poétique). Voilà pour le contexte général de ces Confins du monde, mais Knausgaard, vous commencez à le connaître, aime à naviguer entre les époques, nous reviendrons donc aussi sur la séparation de ses parents et – et !! – j’allais oublier (je fatigue vraiment) sur ses premiers pas en écriture. Décidant de dédier cette solitude volontaire (et temporaire, il n’a signé que pour une année, qui sera longue) à son rêve de gosse, à sa vocation d’adulte : l’écriture. Premiers doutes alors en ne suscitant chez son entourage que des réactions qu’il comprend un peu exagérées, un peu trop aimantes, premières déceptions bien sûr, premières réussites aussi.
Moi, je les considérais comme des créatures absolument inabordables, comme une sorte d’anges, oui. J’aimais tout en elles, des veines de leurs poignets à l’arrondi de leurs oreilles, et quand j’apercevais un sein sous un tee-shirt ou une cuisse nue sous une robe d’été, c’était comme si tout en moi se dénouait, comme si tout se mettait à tournoyer, et le désir immense qui s’élevait, léger comme l’air et la lumière, portait en lui l’idée que tout était possible, non seulement ici mais partout, non seulement maintenant mais pour toujours. Pourtant, en même temps que tout cela m’élevait, quelque chose de pesant et de noir surgissait en trombe dans ma conscience : le renoncement, la résignation, l’abattement, le monde qui se refermait sur moi. Les tâtonnements, le silence, les regards apeurés. Les rougissements et le grand tourment.
Mais pas évident de rester solitaire dans un village, si petit, où les élèves (qui se comptent sur les doigts d’une main par niveau), s’invitent sans discussion chez leurs professeurs, où les professeurs s’invitent les uns chez les autres, où l’alcool s’invite un peu chez tout le monde. Il faut chasser l’ennui, à tout prix. Knausgaard replonge à nouveau, et déjà, dans ses vieux démons, de ceux qui lui valent des réveils douloureux, à se demander ce que diable il a bien pu faire de ses nuits arrosées. Black-out. Flash-back de la période pré-bac qu’il a passée à errer complètement saoul au lieu de s’arrimer à ses révisions. Le poète n’est pas sérieux quand il a 17 ans, notre écrivain en herbe non plus. Il agace, et inquiète, mais on lui pardonne beaucoup. Touchant notre jeune ami, et parfois drôle, à s’interroger sur sa place et sa légitimité, à chercher à tout prix une première fois digne de ce nom (il y a des faux départs), à se vouloir adulte et responsable devant la gamine qui le trouble (et qui n’a que 14 ans), à avaler sec les remontrances (souvenez-vous de vos 18 ans) et à ravaler ses envies de fuite. Ce n’est ni long ni bavard, et si ce n’est pas le plus passionnant des Knausgaard, c’est tout de même un opus doux amer, une avancée vers le Grand Nord, et toujours une surprise.
Éditions Denoël – ISBN 9782207124239 – Traduction (norvégien) de Marie-Pierre Piquet