Tout sur le zéro – Pierre Bordage

Tout sur le zéro - Pierre Bordage

Vous auriez misé sur un roman de science-fiction ? Perdu. Fresque naturaliste, réaliste, quatre personnages, deux épouses en mal d’amour, deux veufs en mal de joie, et autour d’eux une nuée de personnages secondaires qui viennent compléter le tableau d’une humanité qui se cherche, se perd, (se) joue. Qui joue à part l’enfant ? Qui méconnait la valeur de l’argent à part l’enfant ? Pas d’enfants ici pourtant, mais des adultes qui ont trébuché, sont tombés, qui dans ses (dés)illusions, qui dans son chagrin. Jouer, c’est lâcher prise, nier la réalité, s’oublier. Jouer peut aussi devenir diabolique, quand on place toute sa vie dans les bonds et les rebonds d’une bille qui vrille en se foutant bien de nos existences humaines. Jouer, à l’accoutumance, miser sur le zéro, c’est aussi se définir, comme des pantins, des marionnettes, ne plus s’accorder le droit de tirer les fils mais laisser ceux-ci entre des mains étrangères. S’abandonner, aux deux sens du terme, se perdre et s’annihiler. Dramatique situation de ceux qui n’ont ni la force, ni la concentration nécessaires pour se réécrire un futur. Pire, jouer contre une machine, car tout est automatisé ici, il n’y a même plus quelqu’un pour vous saluer ou vous regarder. On en revient aux robots et à la science-fiction, c’est pourtant, tristement, la réalité. Solitude infinie de ceux qui s’assoient côte à côte et qui ne regardent pas dans la même direction.

La bille roule, roule, roule, saute, rebondit, change de trajectoire, atterrit dans la case du zéro, Paul a tout misé sur le zéro, ses derniers vingt euros, une chance sur trente-sept, sept cent vingt euros de gain, mille trois cents euros dilapidés en à peine deux heures ce soir, ses deux cartes ont crevé les plafonds de retrait, il s’est promis que, si la chance lui souriait, il prendrait ses sept cent vingt euros et ficherait le camp comme un voleur, comme on saute d’un navire en train de sombrer, pour une fois ne pas partir les poches vides, promesse d’alcoolique, il sait très bien qu’il les rejouera, qu’il tentera de se refaire, qu’il défiera de nouveau la roulette mécanique comme on provoque les dieux, qu’il perdra, comme d’habitude, jusqu’au dernier sou, parce qu’il ne peut pas s’arrêter, qu’il ne peut pas se contenter des portes de sortie honorables entrebâillées par le destin, combien de fois est-il reparti dans la nuit avec ce sentiment désespérant d’avoir été renié, déshérité, expulsé, pas de veine, vraiment, quelque chose, une félonie du logiciel, va savoir, a fait dévier la bille au dernier moment, sentiment de s’être renié lui-même surtout, pourquoi, pourquoi ne pas s’être enfui quand il en était encore temps, avec quelques billets dans la poche et la sensation finalement acceptable de ne pas avoir été entièrement rincé, vidé de son argent, de sa substance, mais l’acceptable ne le rassasie pas, l’acceptable est le lot de ces joueurs occasionnels, les joueurs du week-end, qui misent un ou deux euros pendant des heures et s’en repartent le torse bombé, leur vingt euros de gain en poche comme un trophée conquis de haute lutte, tiens, la bille saute de la case zéro et s’en va atterrir dans la case voisine, le 26, pourquoi n’a-t-il rien misé sur le 26 ?

Malheureux nos personnages ? Malheureux Charlène, Éloïse, Paul et Blaise ? Désespérés et désespérants parfois, dans leur peine à renoncer au jeu qui occupe tant de place mais qui en laisse pourtant pour le reste, la séduction et la vie de famille, même ratée, l’amitié et ses discussions, voire ses fâcheries, le travail et la création, parfois difficile. Désespérés car ils ne laissent plus vraiment de place à leur avenir, ils se vivent dans un ultra-présent, une ultra-présence, dans un temps suspendu où le cœur s’arrête puis redémarre avec la même violence, la même brusquerie. Y-a-t-il du bien à se faire du mal ? Désespérants car ils se promettent d’arrêter, de devenir sages, d’arrêter de jeter l’argent dans une fente (pas de fenêtres ici), mais toujours on les y retrouve. Désespérants car on aimerait les découvrir heureux, enfin confiants, mais comment se conjuguer au futur quand il rime avec maladie, comment s’accorder avec le passé qui fait résonner les échecs et les pertes. Tout sur le zéro, mais qui est ce zéro, comment se voient nos compagnons ? Terrible lucidité, terrible désaveu, de celui qui sait ce qu’il vit, de celui qui s’enferme dans un schéma dont il sait qu’il ne réussira pas à sortir, de celui qui n’est bien ni dedans ni dehors, ni dans la réalité, ni dans ses chimères, où trouver sa place ailleurs que devant une machine qui hypnotise et procure l’oubli. S’accordent-ils même le droit de gagner, nos désespérés, pensent-ils le mériter. Il parait que ce n’est pas la vie qui nous tue mais nos rêves, certains ne vivent que de ça.

La première fois que je me suis installé à une table de roulette, c’était à La Réunion, comme ça, par curiosité, les sensations ont été immédiates, fortes, fulgurantes, les émotions, brutes, primitives, physiques, quasi sexuelles, je n’ai eu qu’une idée en sortant du casino de Saint-Gilles à trois heures du matin en compagnie des paumés locaux et des touristes en goguette, revenir le lendemain, rejouer, gagner, perdre et perdre, je me suis rendu compte que tout ce qu’on racontait, tout ce qu’on croyait au sujet de nos prétendues aspirations spirituelles, tu te souviens de nos conversations de jeunesse sur l’évolution, la conscience cosmique, l’illumination et tout le truc, nos prétentions spirituelles, donc, ne tiennent pas plus de dix secondes face à une telle lessiveuse à émotions, comme si la roulette nous dénudait jusqu’au cœur et bouleversait en permanence nos certitudes, elle qui ne repose que sur le principe d’incertitude, comme si elle nous renvoyait à nos chimères, à nos chères illusions, à la Mâyâ des hindous, j’avais trouvé mon véritable maître, celui qui sanctionne implacablement chacune de nos contradictions, chacune de nos peurs, chacun de nos manques. Le maître du hasard.

Nous ne pouvons pas réduire Tout sur le zéro à un livre sur le jeu et sur son addiction, ça serait trop simple et se priver des messages que tente de nous transmettre Pierre Bordage. Si l’auteur use d’un décor de théâtre, créé un quasi huis-clos dans une salle soumise aux lumières artificielles, fuite hors du temps et de la réalité, où les machines qui tiltent réactivent et soumettent l’attention, c’est pour mieux attirer celle-ci loin de lui. Que nous disent ces longues phrases, presque dénuées de points, rappelant par ailleurs une certaine écriture automatique, à part que Bordage se déverse, nous renverse, nous attire près de lui, dans un long dialogue intérieur qui fleure la souffrance d’un homme vaincu qui tente de se relever. Sans connaître celui qui tient la plume, son histoire et son vécu, il est troublant – toujours – de discerner la place qu’une existence humaine peut occuper entre les lignes, entre les mots. Le français est étrange dans ses homophonies, révélateur au-delà de ses vingt-six lettres qui s’agglomèrent, le poids des mots, le poids des maux, partez à l’abordage de Bordage.

Éditions Au Diable Vauvert – ISBN 9791030701302

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