Pas une chute, une descente. Monté trop haut le Pierrot, plus ses cachetons, qu’il a été con le psy, et le voilà qui monte et qui monte, phase maniaque. Ça lui rappelle ses 20 ans, il s’en serait bien passé. Vous connaissez les symptômes ? Ne plus dormir, ne plus manger, dépenser, baiser, délirer, speeder, speeder, speeder. Vois l’enfer, toi. Et c’est comme ça qu’on se retrouve accroché à Jaurès, à manger de l’herbe, alors qu’on est tout sauf bête à manger du foin. Parce que c’est ça la maladie aussi, elle ne s’attaque qu’à certains, trop sensibles, trop intelligents surtout. La folie tout sauf douce comme dernier rempart à une réalité qui n’autorise pas à penser, on y pensera. Oui, Encore Vivant, ça parle de bipolarité, bien sûr, mais pas seulement. Ça parle aussi de perte des idéaux, des petits mensonges qu’on se raconte, des fausses guerres (combats, engagements, rivalités) qu’on s’invente. Et de la descente, de l’acceptation, de l’atterrissage.
Un frisson immense me danse. Le grand torrent de la poésie nous roule entre ses galets fracassés, et j’aperçois ma gloire de chanteuse incertaine au coin de la rue Labat. Elle est dressée un soir de pluie, un soir d’espoir, sur le trottoir. La pluie l’avait gravée. La pluie, et avec elle l’Afrique, le souffle de l’Andalousie, et toute sa vie de malheur et d’horreur, les exploits de la misère, les eaux noires de la honte, de la prostitution et du mauvais vin. Les alexandrins plongeaient leurs couteaux dans son cœur à vif, douze pieds pour scander sa douleur – miracle de la forme. Ils disaient : voilà ton salut. Voici toute la boue des putes, des coups de ton père, de ta came avalée, la boue de l’alcool de ta mère, de tes prisons et de notre asile : ce sont tes conquêtes. Car nous savons que tout se paye atrocement. Nous savons qu’un vers se forge dans l’abîme, qu’une rime pèse son poids de calvaire, qu’une phrase se compte en souffrance. Mais la victoire des catacombes nous appartiendra seuls : de notre humanité chavirée, nous aurons fait de l’or. Elle m’embrasse, maintenant, à pleine bouche. Et je sais. Je sais que nos corps avides l’un de l’autre, enlacés sous l’averse, nus sous nos mains, ne serviront à rien : cette ivresse appelle le vide du lendemain.
Il descend d’où finalement le Pierrot ? Pierre croit qu’il le sait, d’une famille de paysans, toujours se sont battus, contre la faim, contre la guerre, des hommes des vrais, des durs, des purs. Et lui, là-dedans, à épouser une bourgeoise, à trainer les pieds sur les moquettes moelleuses pendant que les vieux d’avant raclaient les leurs sur les cailloux, y avait que ça à manger. La brutalité, la dureté ? Elle n’est pas là-bas au soleil, pas à vendanger, elle est dans le cynisme des salons et des coquets manoirs de bord de mer, dans le marketing qui rachète les réputations des pires ordures, de celles qui nous appauvrissent, qui nous polluent, qui l’emporteront peut-être pas au paradis, mais qui en auront bien profité avant. La vie, la vraie, elle est avec les marginaux, les laissés-pour-compte, c’est ce qu’il se dit Pierrot quand il monte trop haut, ah ça bipolaire il l’est, coincé entre deux pôles surtout, et vois la culpabilité et la rage et la colère.
De notre psychiatrie aux champs du Riquet, il n’y avait qu’un pas de désastre. Un pas, un souffle seulement, entre ses chants déchirants et les mots vaincus de mon berger – ils m’avaient fait leur témoin. Témoin, le Riquet n’avait pas de salle de bains, et devait aller chier en se planquant maladroitement sous les arbres, risée des gamins du village. Témoin, sa vie d’esclave avalée dans les litres de vin en bouteille plastique, témoin, ses lèvres gercées du terrible alcool. Témoin, l’Assistance publique lui piquait son pognon, témoin, le fermier lui raflait ses rares allocations. Témoin, ses cigarettes méticuleusement comptées, témoin, ses mégots rassemblés pour quelques ultimes bouffées. Témoin, son chien pour unique compagnon, témoin de cette seule affection. Témoin, les appareils photo se déclenchaient à bord des voitures face à son pittoresque, témoin, les femmes toujours détournées, l’abandon pour horizon. Dans les bras de Mounarelle, je serrais notre malheur et celui de tous ceux que j’avais enterrés. Témoin, le Riquet dans une fosse commune. Témoin, ma grand-mère agonisant sur un lit d’hôpital qu’elle ne pouvait pas se payer. Témoin, Romain, l’overdose qui t’avait fauché dans ta pauvre chambre, témoin, Alexandre, emporté par les voix et les cachetons, témoin, Rachid, ta dernière bagarre au couteau, témoin, Véro, ton cœur qui lâche après trop de sanglots.
Je vous continue.
L’asile, ça calme. Shooté aux médoc, pertes de mémoires, oh qu’il est beau le petit arbre (bis repetita). Et l’amour du père, la patience, rien que ça, ça vous tirerait des larmes, mais en vrai on n’est pas là pour ça. On est là pour regarder et aimer Pierre qui finit par redescendre, par se calmer, par ouvrir les yeux (par les fermer enfin aussi). Fini l’excès, place aux nuances. Sans doute qu’il s’est un peu raconté, sans doute qu’il a un peu réécrit, sans doute qu’on lui a menti, aussi, pas fait exprès, il l’aimait tellement son mythe, personne n’avait le cœur de lui arracher. Encore vivant, c’est le récit d’une prise (crise !) de conscience éminemment politique. La lucidité qui fait place au délire, la rage qui fait place à l’apaisement. Après, après ne sera pas écrit, mais on se quitte un peu plus sereins, sinon confiants. On s’écorche, à la vie, mais on survit à tant de choses finalement… Je ne peux pas conclure cette chronique, de l’un des plus beaux romans de cette déjà vieille rentrée littéraire (fuck), sans vous parler de la langue, oh putain la langue. Mais le mec (l’auteur) il ose des trucs que j’aurais adoré oser, et il a la chance – incroyable – d’avoir une éditrice qui le laisse oser. C’est poétique et ça gouaille en même temps, ça ne se déguste pas, ça se bouffe. Et encore, et encore, et encore.
Éditions du Rouergue – ISBN 9782812614347