Jeune homme – Karl Ove Knausgaard

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Mon Combat continue, le mien commence. Tome III, je cale. L’enfance, la prime, celle d’un garçon, semble se résumer à trois obsessions : mettre le feu, penser aux filles et faire entrer son pénis dans le goulot d’une bouteille. Je caricature. Il y a les copains aussi, le vélo, la forêt, l’école, les bonbons, les revues porno. L’enfance, territoire où je ne m’aventure jamais, où je suis toujours les auteurs à contrecœur. Et Knausgaard, qui aime tant à décrire, se fait tout particulièrement plaisir dans ce volume. Ne serait-ce pas pour mieux cacher le monstre qui se tapit entre les pages, le père dont nous avions découvert la déchéance dans le premier tome (tout se paye ?), l’ogre aux réactions toujours imprévisibles qui pour (un) rien dévisse l’oreille, maltraite et punit. Il y a une certaine pudeur chez Knausgaard, qui se terre dans cette foultitude de détails. Qu’importe la couleur d’une nappe si elle n’est pas prétexte à camoufler, englober, ces tristes scènes qui ont émaillé son enfance.

Avant sept ans, l’âge d’aller à l’école primaire, on était déjà libre d’aller où on voulait, à deux exceptions près. La première était la grand-route qui allait du pont vers la station Fina. La seconde était la mer. Ne va jamais tout seul à la mer ! nous inculquaient les adultes. Mais pourquoi en réalité ? Croyaient-ils qu’on allait tomber à l’eau ? Non, ce n’était pas pour ça, avait dit l’un d’entre nous alors qu’on était installés sur le rocher jouxtant le petit pré où on jouait parfois au football, et qu’on regardait l’eau, à environ trente mètres en dessous de nous. C’était à cause de l’ondin. Il capturait les enfants.

Le désir de franchise outrepasse la volonté de dénoncer celui qui fut un père abject, c’est aussi envers lui que Knausgaard se montre sévère. Souvenirs d’enfance toujours sucrés, nulle trace ici, l’excuse nous n’étions que des enfants ne vaut rien et l’auteur s’emploie à le démontrer. Cette incapacité à être aux autres, à (essayer d’) appartenir à un groupe dont très vite les enjeux lui échappent, se montrer pleutre, et prétentieux, et moraliste. Se juger, ne pas lésiner, Knausgaard ne décrit pas, il revit entièrement et pleinement ce que fut son enfance, victime et coupable, à côté de la plaque bien souvent. Cruel constat d’un passé passé, sur lequel on ne reviendra pas, sinon pour l’exposer. Le but de ce Combat ne s’éclaircit pas au fil des tomes, mais toujours la même fascination devant cette mise à nue impudique et retenue tout à la fois.

C’est pourtant elle qui m’a sauvé. Si elle n’avait pas été là, j’aurais grandi uniquement avec papa, et alors là, d’une façon ou d’une autre, à un moment ou à un autre, j’aurais mis fin à mes jours. Mais sa présence contrebalançait la noirceur de papa. Aujourd’hui je suis en vie, et le fait que ce soit sans joie n’a rien à voir avec l’équilibre de mon enfance. Je vis, j’ai moi-même des enfants et la seule chose que j’ai vraiment essayé de réussir avec eux, c’est qu’ils n’aient pas peur de leur père.

Je me suis ennuyée, oh oui. Qu’importe les balades à vélo, les premiers émois, les disputes entre copains, et la mort du petit chat. Qu’importe l’entente des parents qui, on le sent bien, ne s’essaye qu’à grand peine à faire illusion. Qu’importe le grand frère qui a eu d’autant plus de mal à supporter les violences du père qu’il fut le premier à les subir. Qu’importe la découverte de la sexualité, des pulsions folles qu’on ne sait canaliser. Qu’importe les humiliations, les trébuchements, les moments de bonheur. Qu’importe la musique qui tout au long du livre nous accompagne. Et pourtant, si l’œuvre de Knausgaard est considérée dans sa globalité, ce que je ne peux que vous conseiller, Jeune homme est une pièce du puzzle. Comme toujours l’auteur ne cherche pas à mesurer l’impact de ceci ou de cela, ou alors brièvement, il décrit, inlassablement, ces petits riens qui font un grand tout, la vie d’un homme, rien que ça (!).

Quand le camion de déménagement fut parti et qu’on monta dans la voiture, maman, papa et moi, pour descendre la pente et traverser le pont, ce fut avec un énorme soulagement que je pensai ne jamais revenir, que tout ce que je voyais, je le voyais pour la dernière fois. Que les maisons et les lieux qui disparaissaient derrière moi disparaissaient aussi de ma vie, et pour toujours. Je ne me doutais pas que chaque détail de ce paysage et que chaque personne qui y évoluait serait gravé dans ma mémoire à tout jamais, avec l’exactitude et la précision d’une mémoire absolue.

Éditions Folio – ISBN 9782072723407 – Traduction (norvégien) de Marie-Pierre Fiquet