Dans la forêt de Hokkaido – Éric Pessan

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Il aura fallu tout l’amour que je porte aux écrits d’Éric Pessan pour me convaincre de me plonger dans un bouquin ado. J’avoue ne pas avoir été (pourtant) déçue du voyage. Nous n’allons pas lister ce qui manque pour en faire un bouquin adulte, zéro intérêt, et – a priori – zéro différence pour l’auteur. Attardons-nous sur l’histoire. L’exergue (Stephen King et Edgar Allan Poe) ne laisse pas l’ombre d’un doute, voici un hommage bien senti aux lectures mi fantastiques, mi terrifiques, celles de notre jeunesse aux nuits si blanches et si longues, là où notre réalité pouvait encore s’accorder le droit de légèrement dérailler (ça revient après 35 ans, pas de panique). Julie, quinze ans, a une sensibilité exacerbée au monde qui l’entoure, une tendance à deviner des choses qu’elle ne devrait pas savoir, ce qui ne l’effraie pas vraiment finalement, tant que seul son ami Elliot est au courant. Cela se complique, nerveusement et physiquement, lorsque, chaque nuit, elle se retrouve dans le corps d’un petit garçon japonais, abandonné dans la forêt d’Hokkaido par ses parents. Une sorte de Petit Poucet, sans ogres à la Perrault, mais avec de vrais ours dedans.

Jamais un rêve n’a été aussi réel, jamais les branches des arbres n’ont comporté autant de feuilles, jamais les nuances de vert n’ont été aussi nombreuses, jamais la fraîcheur n’a été aussi mordante. Dans un rêve, les choses sont faites d’un seul bloc. On a froid et le froid est un tout, pas un engourdissement progressif des mains, une humidité qui saisit le visage, qui traverse les chaussures trop légères, qui mord les pieds avant de geler les orteils puis de paralyser les mollets.

Dans un rêve, le sol ne s’accorde pas à la perfection avec la sensation de froid, il n’est pas rendu spongieux par la récente fonte des neiges, il n’a pas cette consistance précise, molle et moussue, qui colle aux semelles et alourdit chaque pas. Je ne me souviens d’aucun rêve où les mouches me tournaient autour avec une obstination irritante en même temps que j’entendais le bruit de leur vol mêlé à des centaines de sonorités superposées.

Si l’histoire d’Éric Pessan n’hésite pas à emprunter certains faits tirés de la réalité, il s’accorde aussi un fantastique diffus et pas du tout contrariant pour les allergiques au genre. Très vite, on s’habitue à l’idée que cela est vrai, possible, plausible, qu’importe, l’important étant de s’avoir ce qui va arriver à ce pauvre môme et à notre Julie qui dépérit à vue d’œil. C’est finalement plutôt une histoire d’empathie qu’une histoire de télépathie. Empathie sublimée et positive, un beau message transmis à notre génération future. Un brin de politique aussi quand trois migrants (de mon temps, nous disions réfugiés, vous souvenez-vous, drôle de glissement sémantique que celui que connaît notre époque) sont recueillis par le père de notre jeune fille. L’homme qui lutte est peut-être le seul adulte vraiment heureux dans cette histoire, encore un appel du pied non dépourvu d’intelligence. Enfin, un secret de famille sera dévoilé au grand jour, une drôle de coïncidence qui expliquera sans doute ces drôles d’événements.

Allongée, je sens le vertige revenir, sans doute n’était-il jamais parti, il demeurait en lisière, à la limite du perceptible. Une brutale bouffée de chaleur rend ma peau moite. Le contact avec la couette m’irrite, je la rejette. Je me demande sérieusement si je vais retrouver le garçon et pourquoi je suis liée à lui. Pourquoi je rêve que je deviens un garçon et pas une fille. Un Japonais et pas une Française. Tout cela n’a aucun sens, aucun. D’un bond, je me relève et je fais quelques pas dans le dortoir silencieux. La lumière passe par des fenêtres percées de part et d’autre de l’entrée ainsi que tout le long du bâtiment. Hier soir, malgré l’obscurité, je ne m’étais pas trompée : la pièce où j’ai dormi est bien un demi-cylindre, elle accueille vingt lits de camp, deux rangées de dix, chacun disposant d’un matelas gris foncé et d’une couverture soigneusement pliée en carré. Avec hésitation, j’appuie sur l’interrupteur : les néons ne s’allument pas. L’électricité est coupée. La pensée qu’heureusement l’eau ne l’a pas été me fait prendre conscience à quel point j’ai faim et soif.

Il est certain que le style (adulte) d’Éric Pessan est passablement simplifié dans cette histoire adolescente, mais c’est fluide et sans rien qui accroche. Il y a surtout un joli travail fait sur les pronoms personnels, qui n’hésitent pas à se mettre au pluriel alors que les adjectifs restent au singulier (dans l’idée 1 + 1 = 1). Sur le site de l’éditeur, la lecture est conseillée à partir de 16 ans, vous connaissez mieux vos gosses que les miens (ce qui semble logique, n’en ayant pas), mais d’après mon humble avis d’ancienne libraire (et toujours très optimiste sur la jeunesse), il me semble que rien dans cette histoire ne devrait les empêcher de dormir à 14 ans bien tassés. Nous sommes dans le domaine du conte, et même si la fiction dépasse (finalement) rarement la réalité, il est des vérités et des prises de conscience qui permettent de grandir, ni trop vite, ni trop durement, juste pour s’éveiller à l’idée que non, tout n’est pas rose, mais que oui, il y a de l’amour.

Éditions L’École des loisirs – ISBN 9782211233668

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