Un Homme amoureux – Karl Ove Knausgaard

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Pour ceux qui pensent que dans La Mort d’un père il y avait quelques temps longs (Marianne, je ne cite personne), sachez que vous en aurez pour votre argent avec Un Homme amoureux. Si le premier volume de Mon Combat aurait pu s’appeler La Déchéance d’un père, ce second tome aurait pu porter comme titre Un Amoureux malheureux. Karl Ove a désormais la trentaine, fuyant une relation qui s’étiole, il décide de quitter la Norvège pour rejoindre la Suède, son sac sur le dos, un vieux copain d’accord pour lui prêter un bout de canapé quelques nuits et surtout des envies d’écriture plein la tête. Mais bien sûr la vie n’aime pas trop ce trop-plein de liberté, en six mois Knausgaard est en couple, en quatre ans il est père de trois enfants. Ce qui n’est pas totalement compatible avec ses rêves de solitude, il faut bien l’avouer, surtout qu’il a eu le chic pour tomber sur une femme particulièrement… particulière.

Ces interminables nuits d’été, claires et ouvertes, où nous passions d’un bar à l’autre, d’un café à l’autre, d’un quartier à l’autre dans des taxis noirs, seuls ou avec d’autres, où l’ivresse n’était pas menaçante, pas destructrice, seulement comme une vague qui nous élevait toujours plus haut, ces nuits-là commençaient lentement et imperceptiblement à s’assombrir, comme si on avait accroché le ciel à la terre, comme si la légèreté et la fugacité perdaient leur marge de manœuvre, plombées par quelque chose qui les maintenait en place jusqu’à ce qu’enfin la nuit s’immobilise, tel un mur d’obscurité qui descendait le soir et remontait le matin, et soudain, on n’arrivait même plus à imaginer la nuit d’été vaporeuse et changeante, tel un rêve qu’on essaie en vain de récapituler au réveil.

À son habitude, Knausgaard ne garde rien pour lui. Ce n’est pas de l’impudeur, c’est une constatation, un rapport circonstancié de sa vie (et de celle de ses proches) mais avec ce talent rare qui amène le lecteur à se sentir intégré à cette histoire, somme toute banale, d’un homme pris dans ses contradictions. Il y a de temps à autres de grands éclats chez notre Norvégien, mais ils sont rares, car sa vie finalement est totalement banale. Parfois une cuite qui tourne – dramatiquement – mal (très Protestant, Knausgaard ne lâche les vannes que quand il ouvre celles de l’alcool), mais sinon rien, non rien, juste un écrivain qui n’arrive pas à écrire, un père au foyer mécontent, un compagnon qui ne supporte plus sa compagne, du stress, des frustrations. Rien. 728 pages de petits riens. Et pourtant, c’est addictif.

Quelques semaines après que mon roman fut terminé, ma vie de père au foyer commença et il était prévu qu’elle dure jusqu’au printemps suivant pendant que Linda ferait sa dernière année de formation à l’Institut d’art dramatique. L’écriture du roman avait porté un coup à notre relation, j’avais dormi au bureau pendant six semaines, à peine vu Linda et notre fille de cinq mois. Quand tout fut enfin terminé, elle fut soulagée, heureuse, et je lui devais d’être présent, pas seulement physiquement en étant dans la même pièce qu’elle mais avec toute mon attention et ma participation. Mais je n’y parvenais pas. Pendant des mois, j’ai ressenti la tristesse de ne plus être dans cette clarté froide et nette, et mon aspiration à y retourner l’emportait sur le bonheur de vivre notre vie.

Il y a bien sûr un aspect à ne pas négliger pour tous les amoureux de la littérature que nous sommes. Entrer dans la tête d’un écrivain fait fantasmer. Au-delà de la qualité des conversations qu’il mène avec son ami Geir, il y aussi l’angoisse de la page blanche, les faux départs, les années perdues, et enfin le déclic et la phase limite maniaque qui d’un coup l’amène à dire non à tout le reste (même à sa femme, c’est dire). Des journées enfermé, des nuits sans sommeil, des litres de café, une tonne de cigarettes. Puis le succès, sur lequel il ne s’attarde pas vraiment, à tel point que nous avons du mal à le mesurer, nous qui ne sommes pas sur place. En fait, c’est peut-être ce qui est bon chez Knausgaard : il nous ressemble. Et il nous réconforte. À peine sympathique mais lui aussi soumis à des souvenirs, à des déceptions, à des angoisses et à de vaines colères, pris dans des conflits qui ne sont pas les siens, lui qui déteste ça, il n’est rien de plus que ce qu’il nous montre, rien de plus que nous. Arriver à la moitié de sa vie en se disant qu’on n’a rien fait de ce qu’on aurait voulu faire, se retrouver dans une situation, un schéma de vie, qui correspond à un souhait certes, mais qui éloigne aussi de ce qu’on aurait voulu être. (Ne pas) supporter d’être tiraillé entre ce à quoi on aspire et ce que les autres attendent de nous. Se confronter à celui qu’on était à 20 ans et imaginer (le pire) en se projetant à 60, c’est très humain mais finalement pas si courant en littérature. Ce n’est pas une histoire qui nous est racontée, il n’y a pas de morale, pas de conseils, juste un homme. Et moi, les hommes…

Éditions Folio – ISBN 9782070468126 – Traduction (norvégien) de Marie-Pierre Fiquet