Chronique en trois temps. Au premier, je m’amuse de ce retour littéraire dans le Paris littéraire, bien plus jouissif vu de Nantes. Sacro-saint VIème arrondissement qui s’arroge le pouvoir de définir ce qu’est la Littérature, et qui s’étrangle, s’étouffe, étouffe, devant le succès d’un auteur populaire. Quel joli mot que populaire. À traduire par qui vend, qui vend et beaucoup. Car le peuple l’aime ce Prosper Brouillon, il sait lui parler. Deux noms nous viennent en tête, l’accent vaudois – inapproprié – nous met sur la piste d’un troisième. Et notre faune de frustrés, pleine de rancœur et de jalousie, elle en crève, elle qui écrit aussi, bien sûr, des petits mots sur des petits livres, des mots recherchés, compliqués, illisibles, des mots qui ne se vendent pas. Bref, ça bave, c’est plutôt juste, et assez amusant. Défense de prospérer, mon cher Brouillon.
À force d’opiniâtreté dans la hargne – termite appliqué démolit le temple -, ils obtiennent pourtant quelques misérables victoires et certains amateurs de littérature, trop influençables sans doute, se détournent sans même les lire des livres de Prosper Brouillon. Si ce dernier ressent à peine leurs coups de griffes, si ses lecteurs dans leur immense majorité s’en moquent comme de la pluie aux antipodes, il n’en reste pas moins que sa réputation souffre d’un certain discrédit chez ces lettrés trop enclins à écouter les cassandres dépressives et à voir en chaque événement nouveau une preuve supplémentaire du déclin de notre littérature. L’évolution du squelette en atteste pourtant et tous les paléontologues renchérissent : l’homme depuis l’origine n’a jamais fait autre chose que relever la tête. Prosper Brouillon s’inscrit dans la lignée de Victor Hugo et de Gustave Flaubert. Il est simplement moins velu. Il cuit ses aliments et a développé une conscience plus sagace de son environnement ou du marché, si l’on préfère.
Au deuxième temps, je m’ennuie. Notre narrateur a choisi son camp. Ce n’est pas un aigri lui, c’est même plutôt l’inverse, un liquoreux, un tout sucré, qui miaule de plaisir devant les bons mots de Prosper. Alors bien sûr le décalage est grand, car les bons mots sont très mauvais, on s’y attendait, et ça prête souvent à rire ce décalage, même si à la fin ça lasse, on a compris, l’explication de texte un petit peu mais pas trop, merci. Sans être férus de Littérature, on le sait qu’il y a des bouquins qui se lisent d’une autre façon, avec d’autres attentes, on ne juge pas. D’ailleurs le seul qui ne s’en prend pas plein la tête dans ce court roman est bien le lecteur, Éric Chevillard soigne son public. Nous aurions pu nous quitter bons amis, au souvenir de cette gaudriole, de cette farce, pas de regret, pas de temps perdu, une valse à deux temps enjouée et consommée.
Mais voici que Reine paraît sur le perron. Polo justement s’active au-dessous dans un massif. Il lève la tête. Et il la voit. Elle repousse d’une main ses cheveux. « Le visage de la jeune femme se précisa et lui empoigna l’âme. » Et d’un coup, le fameux « Ce fut comme une apparition » de l’Éducation sentimentale se retrouve relégué au rayon vieilleries de notre littérature. Qui pouvait faire mieux que Flaubert sinon Prosper Brouillon ? Si je puis me permettre une confidence personnelle : à cet instant, j’ai pleuré. Sans mentir. Puis hoqueté, couché sur le flanc, les jambes repliées, frappant le sol, cherchant ma respiration et bien près de suffoquer. (Seule la lecture à voix haute et sépulcrale d’une oraison funèbre de Bossuet par le pompier appelé en urgence et habitué, heureusement pour moi, à traiter ce genre d’étouffements depuis que Prosper Brouillon est devenu l’auteur favori des Français, a pu me ramener à la vie.)
Au troisième temps, je m’offusque. Retour à la réalité. Quel est le besoin d’Éric Chevillard de préciser que ces vraies fausses citations de Prosper Brouillon (on ne sait plus) sont extraites d’une vingtaine de vrais livres (à ne pas confondre avec le faux livre que j’avais cru avoir lu) parus ces dernières années ? Soit il ne dit rien et le vrai auteur empoignant (par hasard, mais on n’y croit pas) ce faux livre a la surprise (la honte, l’indifférence, la colère) de se voir cité. Soit il le dit mais pourquoi ? Du genre, tu t’es ennuyée un petit peu ma lectrice mais ce n’est pas vraiment de ma faute puisque finalement ce ne sont pas mes mots, ce sont ceux de vrais écrivains (enfin de faux écrivains au vu de la définition de la Littérature, évidemment). Soit il le précise pour pouvoir mentionner au passage qu’il est/était lui-même chroniqueur du Monde des livres (l’auto-promotion est un ressort important), et que bien sûr ces mauvais livres il a déjà eu loisir de les dézinguer. Ce qui nous ramène au début du livre. Mais si Éric Chevillard nous indique qu’il a démonté ces deux trois noms qui nous sont venus à l’esprit, alors… mais alors serait-ce de lui dont il parlait au premier temps ? Notre aigri, notre frustré, aurait-il d’un coup une identité, un visage ? Dernière hypothèse : Éric Chevillard ment. Ces vraies fausses citations ne sont pas de vraies citations, et il s’agit là d’une démonstration (tellement fine qu’elle en devient trop mince) de la perte de… valeur (hum, insatisfaisant) de notre littérature contemporaine (occultons la capitale). Sauf que nous on y croit que ce sont des vraies, l’auteur nous le dit, et quelque part s’il le dit c’est que c’est plausible (bon, en l’occurrence pas vraiment). Voilà qui donne envie de relire l’intégralité des œuvres (j’ose) de Marc, Guillaume et Joël, qui vendront encore plus, ce qui fera encore plus baver les baveux. Pari réussi Monsieur Chevillard ?
Éditions Notabilia – ISBN 9782882504845