Jusqu’à la bête – Timothée Demeillers

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Déçue, et même pas en bien, comme ils disent, mes amis suisses. Faut dire que je m’attendais à une fabuleuse dénonciation des abattoirs, comme un écho aux reportages qui nous parviennent de toute part. La cause animale. Mais finalement Jusqu’à la bête dénonce la condition humaine, déshumanisée, par l’usine et par la solitude, par la routine, et le clac clac qui revient comme une litanie. Clac clac des scies qui tranchent dans le vif, qui tranchent dans le lard. Noble cause, tout de même, de dénoncer ce qui nous nie, juste l’impression que le sang, et son odeur, ne sont là que pour appâter le lectorat. Passons sur les motivations, passons sur la justification.

Tout est plus difficile aujourd’hui, c’est sûr, enfermé à double tour dans cette geôle de béton et de barbelés, à entendre les cris, à entendre les claquements des lourdes portes métalliques, à entendre tout ce vacarme, comme un rappel de l’usine, des hurlements des scies sauteuses, des clacs, les clacs de la chaîne, si distants mais si familiers, à ressasser ce qui m’a amené ici, ce qui m’a fait plonger dans ce cauchemar alors que rien ne m’y prédestinait, ou peut-être tout, au contraire, à passer des journées avec les souvenirs pour compagnons, comme du temps des frigos, comme du temps où tout a commencé, comme du temps où je devais déjà accompagner mon silence, mon ennui, ma peine de belles histoires pour nourrir le vide.

C’est un roman, un récit, qui commence en prison, qui se poursuit en usine, ou l’inverse, ou peut-être que cela revient au même. Erwan n’a pas eu la vie drôle, tabassé par son père, non protégé par une mère rendue muette de terreur, entouré de taiseux, c’est au frigo qu’il se retrouve, en CDI à l’usine. On ne dit pas non à un CDI, mais ça en dit beaucoup sur le manque de chaleur humaine. Une amourette de trois ou quatre mois, qui lui aura laissé le cœur en miettes, sa copine ne se voyait pas rester, ni à la chaîne, ni enchaînée à lui. Mais lui il reste, comment partir ? Et où aller ? Et la honte, et la solitude, et le manque de surprises, et la routine qui rend fou et qui assomme, les clacs qui le poursuivent même au bord de la mer, qui le poussent hors des rails. Le bruit. Incessant. Puis le silence, dévorant.

Comment leur dire que tout ce que je voyais, c’était des vaches mortes, que je n’entendais même plus l’histoire désormais, et je m’excusais, je m’absentais aux toilettes, je m’enfermais pour quelques instants dans une cabine, je me passais de l’eau sur le visage, je gueulais face au miroir, putain Erwan, je hurlais face au reflet blême, PUTAIN ERWAN, j’essayais de recouvrer mes esprits avant de retourner à table, parce que je savais qu’on me demanderait à nouveau si ça allait, si tout allait bien, que je ne pourrais dire que oui, que je ne pourrais jamais leur confier toute la mélasse qui vivait en moi, bien tassée au fond, qui grandissait, qui me grignotait de l’intérieur un peu plus tous les jours, que je n’arrivais plus à dompter, que je n’arrivais même plus à dissimuler, alors je dirais juste ouais, ça va super, c’est trop bien d’être ici avec vous, je le penserais même un peu, c’est toujours mieux que d’être là-bas, je me dirais, mais non, ça ne va, ça ne va pas du tout, je ne sais même pas quoi faire pour aller tout simplement, pas aller bien, juste aller, juste vivre, juste survivre.

Si Erwan commence par nous parler de la prison, c’est pour nous donner envie de l’écouter jusqu’à la fin. La seule question de ce livre : pourquoi ? Sauf qu’il faut la combler l’attente, et combler une attente par une répétition constitue, je l’avoue, une certaine gageure. Une mise en pression aurait été la bienvenue, mais les flash-back cassent le rythme, les phrases interminables, les virgules répétitives et les ajouts d’autre chose, d’autres discours (notre chère TV qui vient nous poursuivre jusque dans nos livres), aussi. Sentiment d’un manque de consistance, d’un discours un peu léger, non abouti. Un livre lu au rythme des clacs, et le soulagement du clap de fin.

Éditions Asphalte – ISBN 9782918767718