Bon, autant vous le dire franchement, elle ne va pas être facile à écrire celle-là. Comprenons-nous bien, je craque sur un titre qui m’interpelle – L’Installation de la peur – au début tout va exactement comme j’aimerais que ça aille. Une femme ouvre la porte à deux techniciens venus… installer la peur à son domicile (c’est cohérent). Visiblement elle n’a pas vraiment le choix. Et visiblement, elle n’a pas non plus trop envie qu’ils sachent qu’un gamin est planqué dans la salle de bains. Jusque-là, si je peux oser, tout va bien. Après ça se complique et ça vire au délire, à la logorrhée, à la joute verbale. À quoi carburent nos deux acolytes, je ne sais pas, toujours est-il que ça les rend bien bavards. Même la femme commence à regarder sa montre du coin de l’œil (c’est une image) (c’est pour dire). Je me croyais dans un bouquin de SF (Science-Fiction, fantastique, l’imaginaire quoi), je me retrouve dans un livre politique. Ce qui peut, parfois, d’accord, revenir au même.
Les deux hommes font une pause. Seraient-ils fatigués ? Peut-être. Ils n’en ont pas l’air, pourtant. Il est vrai qu’ils débitent un discours préfabriqué, appris en stage puis devenu, avec la pratique, une routine bien rodée. Il est clair qu’ils forment une équipe qui marche, une bonne équipe, et que, s’il devait y avoir des conflits passagers, ceux-ci se limiteraient aux conflits normaux (voire sains) entre collègues doués de l’Esprit de Vente, et ne seraient en aucun cas le symptôme d’un malaise quelconque, ce qui peut très bien arriver, y compris au sein des équipes les plus expérimentées. Mais il y a autre chose : ces garçons (« garçons » étant le terme adéquat pour parler d’une équipe) ne se contentent pas de reproduire une bande enregistrée, ils sont convaincus de ce qu’ils disent, ça se voit. Comme on dit en langage sportif, ils Respirent la Confiance, ils y Croient.
Alors, c’est fait de quoi la peur ? De ce qu’on nous balance du matin au soir à la TV, pour la faire courte. Les étrangers, les migrants, la Crise, l’expropriation, les tueurs en série, les agressions, les viols, la pauvreté, la sénilité, la pandémie, les Marchés, la guerre, j’en passe et des meilleures, vous connaissez le programme des réjouissances aussi bien que moi. Et L’installation de la peur me direz-vous ? Bah ça ressemble à la TV, jour, nuit, hologrammes compris et deux braillards qui s’écoutent parler, et qui en plus se croient intelligents (agents du gouvernement, leur mission leur tient visiblement à cœur). Cyniques (?), ils tentent de nous en expliquer les tenants et les aboutissements jusqu’à ce que, cruelle, la réalité se rappelle à eux. La théorie ne peut rien contre une envie de pisser.
— Intégrez la beauté du concept, ajoute Sousa, sans qu’il soit clair s’il le dit pour corriger ou pour expliciter les paroles de son collègues.
— Oui, la beauté du concept est toujours ce qu’il y a de plus important, admet Carlos. Comprenez bien, chère madame, l’installation de la peur est un processus coopératif. Un processus. Même éteinte, la peur doit rester branchée.
Soyons d’accord, ce livre peut plaire, ce livre va plaire. Aux férus d’absurde, aux inconditionnels de bons mots, aux fans de dialogues ping-pong, aux amoureux des traductions portugaises (bravo au passage à la traductrice Maïra Muchnik), à tous ceux qui ont une conscience politique et une vision de la Grande Manipulation Quotidienne bien plus affûtées que ne le sont les miennes. Voilà un roman particulier, qui sort du genre (du genre inclassable, my pleasure mon libraire), d’une maison d’édition qui se démarque, et qui marque des points. Bon bec, bonne dent, touffu, dense, babillard, il y a beaucoup à ingérer, mais ça laisse des traces, parce qu’il y a comme un côté ça me rappelle quelque chose, dis donc. Et cerise sur le gâteau, la fin fait un petit peu peur, quand même.
Éditions Agullo – ISBN 9791095718062 – Traduction (portugais) de Maïra Muchnik
Prix Utopiales Européen 2017