Ma pire angoisse de libraire consistait à m’entendre demander un livre drôle. Parce que si le rire est le propre de l’homme, il est surtout celui de chaque homme. Et pas sûre que mon cher Buko allait mettre tout le monde d’accord, de la mamie embourgeoisée à la jeune punkette aux cheveux verts. Pas certaine non plus que Surface de réparation fera marrer les foules, tout au moins autant que moi. Faut quand même avoir un sacré humour potache, apprécier pour ce qu’il est le langage fleuri (d’aucuns diront vulgaire) et aimer les ambiances de fond de vestiaires (masculins). Il n’empêche, l’alter ego de notre auteur – Olivier El Khoury, que bientôt j’espère nous n’aurons plus à présenter – fait preuve d’une telle autodérision, que si vous ne voulez pas lui accorder un sourire, faites-lui au moins l’honneur d’une tape dans le dos.
J’ai laissé couler une longue lampée dans ma gorge et je lui ai expliqué les raisons de ma peine. « On était à domicile, y avait moyen de créer l’exploit. En plus, c’est un ancien de Bruges qui plante un doublé, ça fait mal. Dix ans sans titre, putain, tu te rends compte ? » Mes yeux se sont à nouveau embués alors que je repensais à côté de quoi on passait. Lui, il me fixait sans m’interrompre, ses yeux s’agrandissaient au fur et à mesure de la douleur que je lui décrivais, son menton devenait lourd et lui pendait au visage, ça tirait sa bouche en un ovale qui hésitait entre le mépris, l’incompréhension et l’admiration. Il avait l’impression d’entendre un ovni. Il s’est cassé sans rien dire. J’ai laissé tomber mon mégot dans le fond de ma bouteille et j’ai fixé le coucher du soleil. C’était grave triste, j’étais grave triste.
Ne nous y trompons pas, dans ce joyeux dribble fait de petites vignettes de vie, de vrais sujets sont abordés, au moins aussi importants que la bière, les filles et les potes. Comment s’intégrer dans le monde de l’emploi quand on n’a pas forcément la tête… de l’emploi, que ceux qui nous ressemblent font très vite la une des journaux, à tel point que même notre père finit par nous suspecter de poser des bombes afin d’éviter d’aller bosser ? Notre héros est du genre flegmatique et réfléchi, il s’en sort toujours par une pirouette, une bicyclette, ou quel que soit le terme que l’on utilise dans le foot. Car oui, le foot, n’oublions tout de même pas l’essentiel. Être le fervent supporter d’une équipe (a priori) aussi méprisée que méprisable (je ne veux pas me faire d’ennemis Belges) vous forge un caractère. Mais quoi de mieux que de s’absorber devant la petite lucarne du salon pour zapper l’idée que ça ne sera peut-être pas aujourd’hui qu’on marquera, ou qu’on tirera.
Au fur et à mesure que je grandissais, l’innocence du jeu s’est salie et le gamin que j’étais s’est mis à cerner l’haleine et la démarche hésitante du coach à l’entraînement, à tendre l’oreille aux surnoms que les spectateurs et les joueurs m’attribuaient, mais, surtout, c’est la stupide culture de la gagne qu’on découvre, même au plus bas niveau. J’avais les dispositions pour gagner, mais je n’en voyais pas l’intérêt. Le talent est plus érotique quand il est gâché, que je pensais, et cet adage semblait s’être noyé dans mon ADN, dissous comme une aspirine et répandu comme du venin dans chacun des globules de mon sang. Je crois que j’aimais perdre, tout simplement. C’était plus facile.
Ne nous y trompons pas, à nouveau (vigilance, toujours), chaque chanson paillarde connaît sa fin sombre, et entre les refrains qui appellent à boire pour oublier, il y a aussi ce qui ne s’oublie pas. La fin de cette Surface de réparation (voilà un titre particulièrement bien choisi) fait d’un coup entrer notre jeune ami (qui frise la trentaine, tout de même) dans le monde adulte, et si celui-ci rime toujours avec amitié, elle pèse d’un coup bien trop lourd, bien trop lourd sur l’épaule. Voilà un joli roman, assez grave finalement, avec un bel enrobage sucré, fait de jolies formules et d’éclats de rire (et de beaucoup de sexe aussi, nous sommes entre mecs, merde). Quelques longueurs sur la fin qui ne gâchent rien, fallait bien le traverser, ce foutu terrain, pour arriver au but.
Éditions Noir sur blanc – ISBN 9782882504838