Il faut trois choses pour faire un bon roman : une histoire qui intrigue, des personnages incarnés, un style élégant. Elena Ferrante possède l’art des trois. Délicieuse version poche d’un livre paru en 2009 (succès oblige, on gratte le fond des cartons, avec raison, de fait), Poupée volée est de ces plaisirs de lecture qui n’autorisent pas l’interruption. Portrait de femme, troublant, troublante, dépeint en 196 pages. Écrit à la première personne, aucune place n’est laissée au doute, encore moins au hasard, mais si le diable se cache dans les détails, la complexité féminine se planque (vraiment) bien (souvent) dans les non-dits. Surtout quand il s’agit de ce que l’on ne veut pas s’avouer à soi-même.
Quand mes filles déménagèrent à Toronto, où leur père vivait et travaillait depuis des années, je découvris avec stupeur et gêne que je n’en éprouvais aucune douleur, je me sentais au contraire légère, comme si c’était seulement à ce moment-là que je les avais mises au monde définitivement. Pour la première fois depuis près de vingt-cinq ans je ne ressentis plus l’angoisse de devoir m’occuper d’elles. La maison resta rangée comme si personne n’y habitait, je ne fus plus harcelée par les courses et les lessives à faire, la dame qui m’aidait depuis des années dans les tâches ménagères trouva un travail mieux rémunéré et je n’estimai pas nécessaire de la remplacer.
Grand roman sur la maternité et sur la féminité, sur la dépendance que la société créé en projetant sur les femmes un rôle cantonné à celui de maman et sur le désir, avoué ou non, d’indépendance, Poupée volée englobe et cristallise un faisceau de questions que même les nullipares (horrible mot) se posent. Leda est bien heureuse de commencer l’histoire qu’elle nous raconte en nous apprenant que ses deux grandes filles, parties vivre chez leur père de l’autre côté de l’océan, ne lui manquent pas, mais alors pas du tout. Petit mensonge qui en contient un plus gros, que l’on se fait à soi d’abord, et qu’on aimerait faire gober aux autres ensuite. Car ce livre en je introduit un dialogue avec nous qui le lisons, d’un œil attentif, empathique, en cherchant à comprendre et à démêler le réel de l’indicible.
Un jour je levai les yeux de mon livre et les vis pour la première fois, la très jeune femme et sa petite fille. Elles se dirigeaient du rivage vers le parasol : la jeune femme, qui n’avait pas plus de vingt ans, inclinait la tête, la petite levait le visage vers elle et la regardait fascinée ; elle devait avoir trois ou quatre ans et serrait contre elle une poupée comme une maman porte un bébé dans ses bras. Elles se parlaient calmement, comme si elles étaient seules au monde.
Pourquoi Leda cède-t-elle à une impulsion, qu’elle ne reconnaît qu’à grand peine, de voler la poupée d’une enfant si proche de sa maman ? Jalousie, vengeance, souffrance ? Huit, neuf ou dix lettres pour cocher la bonne case ? Détail. La faute de Leda est bien plus lourde à porter qu’une poupée gorgée d’eau et d’humeurs. Rapports troubles entre femmes, reflet trouble de la femme de 48 ans qui essaye désespérément de se projeter dans les yeux des plus jeunes, ses filles d’abord, qu’elle ne cesse d’appeler, sans pourtant réussir à communiquer, Nina ensuite, mère de la fillette, dont elle fera l’objet, sinon de son envie de transmettre ses doutes et ses conseils, mais d’une fascination un peu malsaine, dont il est bien difficile de définir les contours. Rappel de sa propre jeunesse napolitaine, de ses propres errements, de cette même grossesse trop prématurée ? Poupée volée, c’est l’histoire d’une femme qui aimerait que quelqu’un, pour une fois, essaye de comprendre son geste passé, mais qui en même temps essaye de s’en défaire en forçant une autre à le reproduire. Parce que si le regard de l’autre vous déculpabilise parfois, il peut aussi vous condamner souvent. Parce que si le pardon est dans la condamnation, le regret – lui – se noie dans la satisfaction de ne pas avoir été seule à fauter. C’est un roman d’une force aussi profonde que l’abîme de réflexions dans lequel il nous pousse. Aussi profonde que la blessure inexplicable et inexpliquée sur laquelle le roman débute.
Éditions Folio – ISBN 9782072733802 – Traduction (italien) d’Elsa Damien