J’avais envie de prendre une claque, j’ai étouffé un bâillement. Cent pages à cligner de l’œil, à avaler les clichés, sans les digérer vraiment. Rien n’est épargné dans cette campagne lugubre, des magasins fermés aux litrons de rouge engorgés les uns après les autres, de la violence quotidienne aux sales odeurs qui planent sur le sombre décor. À chaque paragraphe son lot de sans surprises, ces messieurs sont repoussants, leurs dames bien gueulardes. Et quand notre môme demande une douche, son père en marcel Groupama n’en peut plus de se gondoler. Les animaux deviennent charognes, gonflent et explosent, les hommes n’ont pas à le devenir, ils puent déjà assez la crasse et la misère crasse et la connerie basse. Démonstration excessive d’une sordide classe, qui pèche par envie d’en rajouter. Trop c’est trop que c’est tellement trop qu’on en frise l’éthylisme. La scène du dépeçage du cochon ? Le classique absolu du roman paysan réaliste. La vieille qui se crève d’un cancer et que tout le monde s’en prend une bonne en pillant sa cave, et tant pis si son lit est encore tiède ? Mâché et remâché. Les chatons tués, les chevaux tués, les poules tuées, les chiens tués, les agneaux égorgés. Déjà lu, déjà vu. L’alcool, le pastis, le gros rouge qui tâche, les ivres morts qui laissent le volant aux enfants, les tartines pleines de vers, l’église qui ne sert plus que pour les enterrements, la zonzon et les tatouages obscènes, les mouches, les louches, n’en jetez plus.
Il avait des fois tout un tas d’agneaux morts dans sa brouette qu’il allait jeter dans le fossé en se traînant dans la neige. Ses jambes c’est comme si elles lui pesaient très lourd quand il se trimballait comme ça dans le blizzard, on aurait dit un arbre en marche qui se déracinait à chaque pas avec de la douleur, il aurait bien aimé s’arrêter un instant mais c’était pas possible.Il en avait mal au cœur de marcher mais il savait plus faire que ça pour pas devenir trop fou. À table il restait jamais trop, il ressortait prendre sa brouette et toucher les pierres le plus vite possible. Il les prenait dans ses grosses mains ces pierres pleines de terre noire et il les jetait sur d’énormes tas gris qui poussaient derrière lui.
Alors c’est vrai que c’est beau. Cet Été des charognes est des plus poétiques. Simon Johannin nous met les formes. Et si le discours est souvent bien appuyé maladroit, faut comprendre que le narrateur est d’abord un petiot, il y a aussi des formules, des jolies phrases, des envolées. Le coquelicot qui pousse sur la carcasse d’une bagnole cramée, c’est ça l’idée, et parfois pour de vrai ça décolle. Vraiment nécessaire de partir de si bas pour se donner le souffle de monter si haut, je m’interroge, mais soit. Je cligne des yeux, les rouvre pile entre deux mauvais flashes, reconnaît parfois une certaine virilité, des valeurs transmises, celle du travail par exemple, ou de l’accueil. D’accord. Notre enfant ne pipe mot, trop jeune pour s’étonner ou s’offusquer, il grandit.
Comme des généraux à cheval ils sont les gueux. Dans la cabine enfumée à tirer la herse ou à retourner la terre ils sont bien là, à y croire, même si ça ne dure jamais longtemps puisqu’y croire ça suffit pas, que c’est surtout travailler dur qu’il faut et remuer sa peine pour en faire une bonne terre. Souvent aussi la violence et les gestes, les mots qu’on maîtrise pas bien sur les muscles tordus aux odeurs fortes comme des bâtons de réglisse, à faire l’exubérance et parfois saigner la crevasse d’un autre, la baston.
Et la danse aussi, en tenant le copain par les épaules, en se tachant de vin sur des frusques déjà toutes souillées de ce qu’on a pas peur de faire, comme mettre les mains dans les moteurs ou taper avec le pied dans les crottes de chien pour les enlever du chemin de pierres plates qui conduit devant les cabanes.
Ils sont comme des enfants doublés d’illuminés, comme ces fous qui dansent saouls sur les places en dessous de là où ceux qui n’ont rien à voir et ne regardent pas pensent dans des très grands fauteuils.
Alors que eux sur la place, ils dansent à s’épuiser et s’écrasent sur le sol de la nuit.
Et c’est là que je m’écarquille. Dans les quarante dernières pages. Le gamin est devenu homme, il a quitté la fange, par pour le rang vous vous en doutiez bien, pour d’autres formes de drogues à l’accoutumance. Son enfance qu’il a fini par vomir le saigne à présent. Rage, dégoût et abandon pour celui qui n’a pu se construire que sur des bases nauséabondes et qui ne sait, qui ne peut, rien faire d’autre que de s’inventer une nouvelle mouscaille. Au rythme où notre héros se perd dans d’autres vapeurs, au rythme où tout s’évapore, où l’ultra-réalisme cède la place à l’onirisme, L’Été des charognes gagne en chair, en consistance. Une patte d’écrivain se dessine, acérée mais qui ne cède plus à l’égratignure vaine et superflue. Quarante pages qui valent le double, quarante pages qui en valent cent, quarante pages qui en font un grand livre.
Éditions Allia – ISBN 9791030405842