Admettons que la première fois que j’ai entendu parler du livre de Matthieu Mégevand, j’ai fermé les yeux. Les ruptures, les errances, les vices, la littérature peut charrier ce qu’elle veut, mais la maladie, vécue, non, pas pour moi. Et puis, à la faveur d’une pause, j’ai feuilleté Les Lueurs, sans m’en rendre compte englouti les premières pages, alpaguée par un style fin et maitrisé, un style qui ne heurte pas, qui ne revendique pas, mais qui raconte, simplement. Un récit qui se lit comme un roman, un roman qui ressemblerait à la vie. Joli mot que celui d’anamnèse, action de rappeler à la mémoire, qui s’utilise dans la liturgie chrétienne comme dans le milieu médical, troublante coïncidence de rapprocher ainsi la prière et le diagnostic. Matthieu se perd-il dans ses contradictions comme il semble s’en excuser dans une postface intimiste ? Simple lectrice, je ne vois pas les choses ainsi, nul pathos dans ce livre, nulle pitié, juste une saine et franche compassion pour le jeune adulte foudroyé par l’injustice de la maladie, et surtout le plaisir bien égoïste d’apprécier le talent de celui qui habilement, et sans doute inconsciemment, invente un champ des possibles qui devient apaisement.
On mésestime le champ infini des possibles, on occulte trop souvent la masse de vies potentielles auxquelles on échappe ou qu’on souhaiterait avoir connues. Rien ne nous prédestine jamais au chemin que finalement nous empruntons. Il aurait pu, il peut, il pourra toujours en être autrement.
Par exemple. Tu aurais pu te sentir mieux. Encore un peu affaibli, certes, mais déjà d’attaque, prêt à rattraper ton retard et à profiter de cette escapade entre copains à laquelle tu tenais tant.
Car Matthieu Mégevand ne se contente pas d’un récit chirurgical qui prendrait sa source dans le terrible diagnostic et sa résolution dans la joie de l’annonce de la rémission. Ainsi, mêlant à ce qu’il a vécu ce qu’il aurait pu vivre, s’appuyant sur un glissement perpétuel de la première à la seconde personne, invitant le lecteur à occuper le troisième siège, celui depuis lequel il peut contempler ce dialogue intérieur vertigineux pour ce qu’il sous-entend, que notre vie est bien fragile et que chaque jour recèle des carrefours insoupçonnables, l’auteur déroule une mise en abyme audacieuse et finalement optimiste. Une grosse centaine de pages qui en contiendrait mille, le tournis devant ce que nous aurons à vivre, ce à quoi nous survivrons, l’impact du passé sur le présent. Car Matthieu Mégevand ne se fie qu’à sa seule mémoire, s’appuyant uniquement sur les quelques notes prises dans un carnet noir, il se joue des faits véridiques et ne veut raconter que ce que le filtre naturel du temps passé a conservé. Que garde-t-on de la souffrance ? De la peur de mourir à un âge encore tendre ? De l’étourdissement et de l’horreur du vide ?
Mettre en mot le souvenir, sans doute ma seule réponse. Cette fascination pour la mémoire qui m’habite depuis que je suis en âge d’avoir conscience que le temps passe, et disparaît. Ce qui me « hante » comme le dit Sarraute, ce n’est pas tant la maladie elle-même que le souvenir qu’elle a laissé. Cette succession d’images, de sons, d’odeurs, de ressentis, d’impressions, amoncelés dans ma tête comme de minuscules taches brillantes et qui attendent que j’en fasse bon usage ou que je les laisse disparaître. Vouloir, d’une façon ou d’une autre, par quelques biais que ce soit, transposer le souvenir. Que tout ce matériau éparpillé dans mes tréfonds s’agrège et prenne vie, se dote d’âme, devienne autonome, vivant à part entière. Et qu’il tente de résonner, un peu, ailleurs, loin de moi, sans moi.
Seconde astuce parfaitement adaptée à ce récit de vie intelligent, cette confrontation entre soi et soi-même, avec la douleur que nous imaginons, renforcée par cette vision subjective, ancienne et donc forcément incomplète de ce qui a eu lieu, cet impossible retour sur ce qu’un homme de 30 ans peut se rappeler avoir ressenti à 20 ans, quand il n’était alors qu’une ébauche de celui qu’il deviendrait, donne à l’œuvre une grâce touchante. Nous sentons tout le silence dont l’écrivain a besoin pour se remémorer, et dans la crainte de le déranger certaines pages se lisent le souffle court. Puisse le fait d’avoir ainsi fixé sur papier ce qui continuait de le hanter soulager en partie Matthieu Mégevand, puisse-t-il savoir que je l’ai lu sans pitié, mais avec admiration, non pour les maux subis, mais pour les mots trouvés.
Editions L’Âge d’homme – ISBN 978-2825145876
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