Il y a la jeune auteure qui a le courage de se lancer dans l’écriture en commençant par un recueil de nouvelles — ce qui, soyons clairs, n’est pas le format le plus bankable — et la lectrice vieillissante qui, croyant commencer un roman, reste sur sa faim au terme de la première histoire, trop courte, évidemment. Il y a Julie Guinand, née en 1989, membre de la fameuse AJAR que l’on ne présente plus — serait-ce de là qu’elle tient son goût et son talent de narratrice ? — et une lectrice ravie de se laisser aller à ces Dérives asiatiques. Un parcours en six étapes, comme autant d’épingles sur une carte, du Japon à la Thaïlande, en passant par Singapour et la Suisse, bien sûr. Notre écrivain en herbe maitrise autant sa géographie que les différents registres — fantastique, amoureux, social — et ne semble pas avoir trop de mal à trouver les idées, non pas tant révolutionnaires que douces ou piquantes, qui vous donneront envie de terminer ce joli petit recueil paru aux éditions D’Autre part.
Elle dit qu’Asakusa a bien changé. Elle dit qu’autrefois, les étudiants tokyoïtes sillonnaient le quartier sur des vélos orange, bleu ciel, rouges, vert pomme. Ils zigzaguaient sur les trottoirs, un casque sur les oreilles et un gobelet de matcha latte à la main. Les lycéennes portaient de longues chaussettes blanches et une jupe bleu marine. Elle sourit, sa mâchoire produit un cliquetis métallique. Elle dit qu’aux premiers rayons du soleil, des retraités décharnés joggaient et leurs maillots flashy claquaient au vent. Elle dit que les travailleurs serpentaient à l’entrée du 7-Eleven pour acheter un onigri ou un sandwich aux crudités. Des effluves de bouillon, de friture, de poisson et de tofu s’échappaient des gargotes et déferlaient sur la ville ; des tenanciers taciturnes servaient des bols d’udon brûlants à une nuée mouvante de chemises blanches accoudées au comptoir. Elle dit que les gens étaient très seuls et elle soupire.
Qu’elles soient asiatiques ne fait pas un pli, ces histoires ont toutes un lien de près ou de loin avec ces territoires lointains ; qu’il s’agisse de dérives, il faut bien le reconnaître après une courte réflexion, ne nous étonne pas non plus, tant la solitude des personnages dont nous croiserons les pas semble être le dénominateur commun, le liant, de ce recueil. Qu’ils vivent en Asie, qu’ils la quittent ou y reviennent, chacun semble garder en lui un regret, un manque ou un échec. Mais les dérives ne sont pas forcément signe de désespoir, elles peuvent rimer avec tendre mélancolie ou rêverie solitaire. Un temps suspendu identique dans toutes ces nouvelles, un trait d’union entre soi et soi, qui jeune enfant grandissant dans une cité futuriste et glaçante, qui fratrie à nouveau réunie suite à un deuil, qui expatriée par amour et vivant alors dénuée de celui-ci. L’Asie, comme un lointain, là où le soleil se lève quand il se couche ici, là dont on revient avec des rêves avortés, là où l’on vit une vie si différente. L’autre face d’une même pièce, l’autre versant d’un même monde.
Thomas se souvient parfaitement de sa première rencontre avec Lin. C’était un jour splendide. Il avait embarqué vers midi dans un bus blanc tout-terrain au départ de Longyan. Les pieds posés sur le volant, le chauffeur fumait nonchalamment une cigarette roulée. Thomas se sentait heureux et sourit à la vieille femme assise à ses côtés qui tapissait un vieux sac en plastique de crachats grumeleux et noirâtres.
Le bus cahota longuement sur les routes goudronnées. Par la fenêtre, Thomas vit Longyan s’effilocher et constata avec surprise que de gigantesques chantiers grignotaient les collines alentour, formant une forêt drue et impénétrable de gratte-ciel inachevés. Il dénombra trois complexes, chacun formé de douze bâtiments dans la longueur, quatre dans la profondeur. Effectuant un rapide calcul, Thomas réalisa que si chaque gratte-ciel comptait vingt-cinq étages, et que chaque étage comprenait une dizaine d’appartements, ce quartier en germination pourrait bientôt accueillir plus de trente-six mille habitants. L’équivalent, ou presque, de La Chaux-de-Fonds, sa ville natale.
Pas évident de vous parler d’un recueil de courtes nouvelles sans vous dévoiler les intrigues, pourtant étoffées, dites en peu de pages. Vous dire alors qu’il me restera en tête l’ombre d’un tulou, les soupirs d’une nounou d’un genre un peu particulier, les regrets d’une jeune femme amoureuse d’une rock star, les souvenirs d’enfants déjà bien vieux. Vous dire aussi que Julie Guinand est assurément une auteure en devenir qui, bien qu’elle possède déjà et l’inspiration et les subtilités des méandres de l’âme humaine, devrait voir dans ces prochaines années son style s’affermir et se personnaliser. Peut-être qu’alors lui viendra l’envie de donner une suite à ces étranges Dérives asiatiques.
Editions d’Autre part – ISBN 978-2940518340