Il est des rencontres impromptues dans des lieux improbables qui donnent envie de découvrir les mots d’une auteure. D’entrer dans son intimité, de lever le voile sur une histoire que l’on soupçonne être bien plus personnelle que ne le laisse présager la précision « roman » de la couverture. Une fiction, soit, sur deux femmes qui, sans se croiser, jamais, partageront une amitié, car l’une s’intéressera à l’autre, essaiera de comprendre, de suivre, de rejoindre, de sauver peut-être. Mais Soraya n’est pas de celles que l’on débusque facilement, percluse dans ses soucis, perdue dans son alcool, s’éloignant des siens, de ses petites, comme pour mieux les protéger d’elle-même, elle qui ne survit pas à son passé de réfugiée, de séparée, elle qui le paye chaque jour, malgré les déjà longues années passées en Suisse. Histoire de migration, certes, de celles qui me tiennent au cœur, histoire féminine aussi, d’empathie et de survie. Cette rencontre, c’est celle de Marie-Claire Gross, dont le premier ouvrage — Relier les rives — vient de paraître aux éditions Campiche. Pour le lieu, en revanche, pardonnez que je garde mes secrets.
Là, le bistrot est sobre. Banquettes velours, bar capitonné rouge, petites tables contreplaquées marbre. Dans un coin, les vieilles chaises empilées annoncent le concert du soir. Elles sont usées, le vernis est parti ça et là. La barmaid, qui travaille ici depuis un an, dit que c’est la seule chose qu’on ait gardée après les rénovations. Tu t’es peut-être assise sur cette chaise.
Sur les murs crème, je regarde des photos noir blanc : le Che au cigare, Gainsbourg aux yeux de chat. Côte à côte, la parenté frappe : ils ont tous les deux un regard facétieux et intense, si différent pourtant. Qu’est-ce qui nous lie, Soraya ? En quoi on se ressemble ? Ce désir ardent de lever les contraintes et tenter de vivre sa vie ? Toi, en questionnant des codes culturels, en croyant te libérer par l’alcool qui te désinhibe et te perd. Moi, par l’écriture, bulle à soi, liberté immense, aussi nécessaire que périlleuse dans mon quotidien de femme active.
Qu’est-ce qu’on cherche, dis ?
Fruit d’un atelier d’écriture sous la houlette de Blaise Hofmann, Relier les rives fait l’objet d’un travail très précis sur l’utilisation des pronoms. Les deux je s’entremêlent, celui de Soraya, en pleine perdition, et celui de Lou-Anne, remplaçante aux Services sociaux, qui s’échine à retrouver la trace de sa protégée, afin peut-être de la sortir de l’ornière alcoolisée dans laquelle elle s’est embourbée et de la sombre cave dans laquelle elle a trouvé refuge. Le je qui devient tu au fil des courts chapitres, parfois nous, aussi. Décalage temporel, car l’une cherche l’autre avec toujours un temps de retard. Une construction pour le moins osée, en particulier pour un premier écrit, mais qui ne heurte ni ne freine la lecture. Le phrasé de chacune fait écho à sa situation particulière, le rire de celle qui maîtrise moins bien la langue résonnant dans la gravité de celle qui pourtant veut garder espoir, bien qu’elle sache, déjà, sans doute, ce qu’il adviendra, comme un décalage — encore un — avec le temps du lecteur qui, lui, découvre et arpente le récit, au rythme des pas et errements des deux femmes.
— C’est chez toi.
Ciro a dit ça au fond du dernier couloir, quand il a ouvert la porte en bois de la dernière cave.
Après les quais, on avait quitté le monde, il avait tourné à droite avec son Caddie, je l’avais suivi, on avait traversé un passage piétons, laissé les Caddie sur le trottoir, pris un maximum de sacs. On était entrés dans l’immeuble.
La porte est lourde. Le marbre résonne, le plafond touche le ciel. Après les boîtes, il y a un miroir géant où tu es tout petit. On a crié, l’écho a répondu : on a ri en cascade. Les murs se sont marrés, longtemps. Ciro a descendu les grosses marches jusqu’au sous-sol. Je l’ai suivi. Il a ouvert une porte avec une clé, a pris un couloir, un autre, encore un, vite. C’est loin, tu ne vois rien, c’est comme si tu entres dans le ventre de la terre. Il a appuyé sur un bouton. La lumière a cassé le noir.
Premier roman qui certes souffre sans doute d’un style inégal et d’une fin attendue, mais comment ne pas fondre d’émotion sous la plume de Marie-Claire Gross dont on sent l’envie de bien faire, de nous raconter des vies pour le moins douloureuses, de dénoncer peut-être. Un roman comme un exutoire à une histoire certainement vécue, de quel point de vue, comment savoir, de laisser une trace d’êtres qui traversent la vie, notre vie, avec un fardeau que nous ne portons pas mais que nous pouvons faire nôtre le temps de quelques pages. Un roman, puisqu’il faut l’appeler ainsi, humaniste, dont on ne peut que saluer le courage et la lucidité.
Éditions Campiche – ISBN 9782882414014