Permis C – Joseph Incardona

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Incardona est un homme viril, un ancien boxeur. Si tu te risques à lui pincer le nez, tu es à peu près sûr d’en faire couler de la testostérone. Alors quand l’écrivain vient te parler de son enfance, sous les traits de son double littéraire André Pastrella, du frêle gamin qu’il a été, mille fois déraciné, toujours mal à l’aise, limite apatride car coincé entre son Italien de père et sa Suissesse de mère, le cou rentré sous les coups et insultes venant de toute part, qu’en plus le récit est mis en valeur par une écriture qui a atteint une maturité parfaite, empreinte de douceur et de nostalgie mais tout de même ferme comme la voix d’un homme qui se retourne sans se regretter, tu te dis que tu tiens là 228 pages de pur bonheur, et pas du tout con, tout béat, tout guimauve collante, bien au contraire.

Il était presque 19 heures quand je suis arrivé chez moi. J’ai traversé les espaces mornes, les rues qui n’en étaient pas. Les allées et les venues. C’était le printemps quand même, derrière les blocs des tours aux balcons-dépotoirs, au-dessus de la bêtise et de la laideur. Les hirondelles, leurs cris comme d’éphémères chants donnés aux hommes. Bob Marley disait qu’on pouvait glisser sur les choses, les prendre à la cool. Le ciel et la terre, l’eau et le feu.
J’ai ouvert avec la clé. Ma mère et mon père m’attendaient dans la cuisine. Les deux ont regardé l’horloge à quartz fixée contre le mur.
– Lave-toi les mains et viens à table, a fait ma mère.
– Attends, a dit mon père. Approche, fiston.
Il me souriait. Naïf je me suis approché, et j’ai reçu une torgnole qui m’a fait rebondir contre le placard à balais.
– Maintenant, tu peux passer à la salle de bains, il a dit.
Je n’étais pas un enfant battu à proprement parler, mais j’en recevais des bien balèzes.
Et souvent justifiées.

Il se passe quoi dans la tête d’un garçon de 12 ou 13 ans, à part des envies de sexe ? Il se passe quoi dans l’esprit d’un môme né en Suisse, portant un nom italien, qui se fait traiter de rital à tout bout de champ ? Permis C est un titre politique, un titre qui dénonce et la situation du père qui — bien que marié à une Suissesse — n’arrive pas à obtenir autre chose qu’un permis B renouvelable tous les ans, et la situation du fils qui de fait nait déraciné sur une terre qui le rejette au seul motif que son sang n’est pas à 100% d’ici. Mais Permis C ce n’est pas que ça. C’est une chronique d’enfance, année septante-huit. Entre deux déménagements, jamais aux bonnes périodes, comment s’intégrer, s’implanter, s’imposer, quand on a 12 ans, des parents pour le moins centrés soit sur leur propre histoire de couple (avouons que vivre avec monsieur n’est pas des plus reposants) soit sur les récurrents problèmes d’argent, qu’on est accueilli par une pluie de cailloux, une institutrice des plus pimbêches (mais tout de même sexy) et qu’on se retrouve très illogiquement d’entrée avec une liste d’ennemis plus longue que la liste de ses amis ?

Ma mère n’avait toujours pas répondu à ma question. Au fond, aller faire un tour, comme je le lui demandais, équivalait à une métaphore bien plus vaste et définitive. Peut-être avait-elle déjà compris ce que j’ignorais moi-même, qu’en réalité je lui demandais l’autorisation de me laisser partir, de me laisser la quitter ? Car cela adviendrait, bien sûr. Pas tout de suite, encore six ou sept ans, le temps de la majorité légale, mais elle savait que je partirais tôt, que je ne reviendrais que pour des escales, qu’il lui faudrait vieillir seule avec cet époux égoïste et irascible, le chérir, le servir, le vénérer. Elle n’était pas assez forte pour le quitter à son tour. Elle était forte pour un tas d’autres choses, mais pas pour ça. Elle était programmée pour être la femme d’un seul homme, mon père. Elle était le fruit d’une éducation, d’une société, d’une époque.

Permis C, c’est notre Guerre des boutons, notre Tom Sawyer, à nous, en Suisse. La violence et l’innocence de l’enfance tour à tour mêlées. Les amitiés indéfectibles, les premiers émois, les premières clopes, la vie dans un monde parallèle à celui des grands, le stress de l’école, la douceur des vacances et la découverte — enfin — de ce qui se passe sous les jupes des filles (le charme de l’autobiographie romancée tiendrait-elle, aussi, à la réalisation sur papier de deux, trois fantasmes oubliés ?). Permis C, c’est notre madeleine, nos propres souvenirs, le parfum de ce qui a été et de ce qui nous a formé. Permis C, c’est surtout une écriture qui progresse, qui s’affirme, qui se veut et qui se trouve être d’une fluidité envoûtante, intelligente et poétique, et qui nous évite les écueils mièvres des habituels récits touchant à l’enfance. Permis C, c’est le cadeau d’un auteur, qui a remporté le Grand prix de littérature policière en France et qui offre à son ami éditeur suisse l’un de ses textes les plus réussis. Permis C, c’est Incardona, loyal, droit et sincère, ancien petit garçon et désormais grand bonhomme.

L’incapacité à me fixer serait un vrai problème et une solution, d’abord se libérer de la famille, puis brûler le drapeau. Rital est une nationalité en soi, c’est-à-dire rien du tout, parce qu’il n’y a aucune allégeance à respecter, aucune patrie, aucun patron non plus, n’est-ce pas ? Avec un peu de courage, je comprendrais que l’intégration est un faux problème, car la préoccupation majeure est simplement celle de rester debout, d’être un homme.

Éditions BSN Press