Drôle parfois comme sur un malentendu la rencontre peut quand même se faire. Je m’attendais à lire de la SF, je me retrouve avec une fresque sociale, qui porte son poing au ventre, entre les mains. Je croyais reconnaître l’Alexandre Correa déconneur et bon diable entre les lignes, je découvre un auteur grave et incisif. Des Ombres, court titre d’un court texte, qui fait mouche, car il ne se contente pas de raconter la violence ordinaire d’une bande de branleurs, mais se ponctue de réflexions qui le transcendent, de photos qui nous scotchent et nous font voyager bien au-delà des mots, dans le monde de la fascination du pire. Sans être mienne, l’expression me vient en tête et résume parfaitement ma double lecture de ce petit opus qui mérite largement qu’on s’y attarde.
Autour d’Angel et de César, d’autres humains qui, comme eux, se sont séparés de l’univers pour essayer des univers eux-mêmes. Et qui, comme Angel et César, se retrouvent seuls, coupés de l’univers, coupés d’eux-mêmes. D’autres ombres inconsistantes qui ne sont plus que le reflet d’un passé qui se meurt et qui bientôt aura complètement disparu et dont même le souvenir aura disparu. Et si les ombres ont pu attester une existence physique concrète, les ombres ne sont maintenant plus la projection de cette réalité physique, mais la promesse de l’extinction à venir. Des simulacres, des parodies.
Vu de loin, de notre œil de lecteur, rien n’explique l’attrait provoqué par le fou hurlant Angel sur le pondéré et sage César. Rien n’explique non plus l’effet grégaire qui entrainera avec eux les deux anonymes Isabella et Markus. Rien ne motivera cette haine, cette envie de conneries, qui ne précise même pas son objet. Mais prise aux tripes par cette histoire qui ne peut que très mal finir, subjuguée par les illustrations en noir et blanc de Patrice Schreyer (et ce besoin d’explications, de lien, de compréhension, qui en découle), happée par une langue élégante, sans ambages, droit au but, et pourtant à vocation et portée quasi mystiques, je me surprends à relire ce texte qui, c’est certain, possède la densité qui mérite une double lecture. L’astuce tient dans la construction. Les paragraphes narratifs, bruts et secs, qui laissent parfois bonne place aux dialogues, sont entremêlés avec des réflexions à portée plus globale, plus entêtante.
Angel assoit de plus en plus son emprise sur les autres membres du groupe et les autres membres du groupe se soumettent finalement assez facilement à cette emprise, car eux-mêmes sont trop faibles ou trop lâches pour soumettre ou pour chercher une autre voie. L’illusion du regroupement, l’illusion de la force, l’illusion de la liberté. Et ces illusions qui perdurent, malgré le fait que, depuis l’origine, tous les corps s’éloignent les uns des autres. L’infini du cosmos apporte peut-être une certitude, la certitude que cet éloignement sera de plus en plus grand.
Me viennent en tête des références à Kaïro. Qui se souvient de ce film où les gens disparaissaient les uns après les autres et étaient remplacés par des ombres ? Le charme du cinéma asiatique, tout en subtilités et nuances, un brin magique, un brin surnaturel, et pourtant si réaliste. La jeunesse s’ennuie, c’est peu de le dire, mais à trop vouloir exister elle ne risque que l’annihilation. Et finalement, où nous mènent nos envies, qui guide nos pas, qui écrit notre vie ? Un garçon banal qui n’a rien pour lui, même pas son physique ? Juste la grande gueule atypique de celui qui parle avant de réfléchir, une voix aigre qui invective et qui maîtrise ? Que restera-t-il de nous quand il n’en restera plus rien ? Pourquoi cette tristesse, à peine apaisée par la mise en scène, mise à distance, drôlatique de la conclusion ? Pourquoi ce trouble, comment cette prouesse de l’écriture qui en peu de mot suggère plus qu’elle ne décrit ? Le talent, certainement.
Comment faire pour être ? Putain ! Comment faire pour être dans le monde, dans la matière du monde et puis dans nous-mêmes en même temps ? Comment ? Et comment vivre le monde tout en vivant sa propre vie ? Comment la rattacher au monde ? Comment habiter les choses, comment habiter le présent, comment habiter la relation avec les gens ? Comment s’habiter soi-même ? Et comment se débarrasser du superflu ? Comment se débarrasser des déguisements ? Comment se débarrasser des fréquences parasites ? Et puis que reste-t-il une fois ces fréquences parasites évacuées ? Plus rien ? Plus rien, sans doute… une coquille vide, une existence en creux, le négatif d’une vie. Un négatif qui reste peut-être le seul moyen de percevoir une vie.