Entretien avec Anita Rochedy

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Amandine Glévarec — Chère Anita, as-tu découvert les écrits de Paolo Cognetti avant de le rencontrer ou est-ce l’inverse?

Anita Rochedy — Quand j’ai rencontré Le Garçon sauvage, je ne connaissais pas encore Paolo: son carnet de montagne trônait parmi les acquisitions toutes fraîches de la bibliothèque des Pâquis, à Genève, où j’avais mes habitudes. Je l’ai lu d’une traite, et quand je l’ai refermé, j’ai pensé à L’homme qui plantait des arbres, la nouvelle de Giono que j’aime tant, et je me suis dit qu’avec ce livre, Paolo venait de planter rien d’autre qu’un séquoia géant. Je lui ai donc écrit, pour le remercier, évidemment, mais aussi pour savoir si le pin mugo des Dolomites avait pris racine… et si les droits pour une transplantation française étaient encore disponibles.

A. G. — Contrairement à ce que nous pourrions penser, ton travail de traductrice ne s’est pas arrêté aux mots puisque c’est aussi toi qui as trouvé une maison d’édition pour publier en français le récit de Paolo. Est-ce une démarche habituelle et courante?

A. R. — Oui et non… Disons que les traducteurs confirmés jouent souvent le rôle de conseillers ou de « découvreurs », c’est même pour certains un deuxième métier. Mais pour les débutants comme moi, il est d’usage de se faire connaître en proposant à des éditeurs un livre qui n’a pas encore été traduit et irait bien dans leur catalogue.

Ce qui est plus rare, en revanche, c’est la suite: le coup de cœur des éditions Zoé, ma rencontre avec Caroline Coutau, la conviction que Le Garçon sauvage avait trouvé sa maison et la chance que j’ai eue de pouvoir compter sur Vincent Raynaud, qui a accepté d’écrire la préface, et sur Paolo, qui m’a accordé sa confiance, m’a accueillie dans son hameau de montagne et a toujours été là quand j’avais une question ou un doute…

A. G. — Paolo écrit en italien mais, si je ne dis pas de bêtises, utilise aussi des mots de dialecte. Comment as-tu géré cet aspect du travail de traduction?

A. R. — Plus que des mots de dialecte, ce sont les mots des autres que Paolo reprend, agglomère à son texte. Il y a l’adesso vado de Gabriele, qui n’a rien de dialectal mais résonne comme une formule magique, il y a le mi sembra lungo de Remigio, trois mots de dialecte qui laissent le locuteur sur sa faim tant ils veulent dire de choses, il y a les noms d’oiseaux que Gabriele donne aux vaches, les lieux-dits inscrits à aucun toponyme et ces mots qui ne sont plus des mots mais des sons mystérieux, de vagues souvenirs d’enfance. Ces « perles », en italique dans le texte italien, en disent autant sur le territoire que les descriptions que Paolo en fait.

C’est en lisant Sylvain Prudhomme et ses Grands (Gallimard, 2014), que j’ai décidé de laisser les perles comme n’importe qui croisant la route de Gabriele ou de Remigio pourrait les entendre. Pour ceux qui ne l’auraient pas encore lu, son livre s’ouvre d’ailleurs comme ça, sur les mots d’un autre:

I muri.
Zé au téléphone avait dit ces deux mots le plus doucement qu’il pouvait, en faisant tout son possible pour les rendre moins coupants.
I muri, Couto, elle est morte – répétant I muri comme s’il avait craint que les deux mots n’aient pas suffi la première fois, comme s’il avait eu besoin lui-même de les dire à nouveau.
Couto tu m’entends tu ne dis rien.

Les Grands, Sylvain Prudhomme, p.11, Gallimard, 2014

On est en Guinée-Bissau avec les musiciens de Super Mama Djombo, bien loin, donc, des Alpes italiennes et de la solitude des vachers, mais je trouve qu’il y a chez Sylvain Prudhomme et Paolo Cognetti le même souci d’approcher le réel, à mi-chemin entre le poétique et le documentaire, et de raconter les personnages à travers leurs mots. En laissant ces perles telles quelles, je pouvais tout avoir, le signifiant, le signifié, et montrer clairement comment le langage des autres se mêle à celui du narrateur, simplement en apposant une traduction, au bon endroit, au bon moment… et pas forcément tout de suite. C’est en suivant ce raisonnement que j’ai décidé de laisser en italien des expressions comme adesso vado, qui ne relèvent pourtant pas du dialecte ou de l’intraduisible. Et ça donne ça:

À la fin, il avait une curieuse façon de prendre congé. […] La première fois qu’il dit va bin, c’est pas tout mais faut que j’y aille, je me levai pour lui ouvrir la porte et le saluer. Il me regarda bizarrement et me demanda: T’es donc si pressé? Moi, non, répondis-je. Je fermai la porte et retournai m’asseoir.
Ce soir-là, je compris qu’avant de s’en aller vraiment, il devait dire adesso vado, cette fois j’y vais, au moins cinq ou six fois, et qu’entre-temps, il pouvait s’écouler encore une heure, un autre café, une autre histoire, une autre bouteille de vin. Et évidemment, j’appris à faire de même. Quand je montais chez lui, je finissais par m’étirer, jetais un œil à la nuit qu’il faisait dehors et déclarais adesso vado.

Le Garçon sauvage, Carnet de montagne, Paolo Cognetti, Zoé, p. 75, 2016

A. G. — As-tu pu travailler la version finale en compagnie de l’auteur?

A. R. — Oui, et heureusement! En mai, soit peut-être un mois avant de rendre mon texte aux Éditions Zoé, je suis allée passer quelques jours dans le hameau de montagne où Paolo vit par intermittence. J’y ai passé une semaine, alternant marche, relecture, panique sous l’orage, espionnage de marmottes et dégustation de polenta. Pendant ce temps-là, un peu plus haut, Paolo lisait mon texte dans sa baita, et nous nous retrouvions pour en discuter, chacun venant avec son lot de remarques, de questions. Le dialogue qui s’est instauré m’a aidée à prendre du recul, mais aussi à radicaliser certains de mes choix, ce qui, à mon avis, a donné plus de force à la traduction.

A. G. — D’un point de vue plus personnel, ce doit être troublant de rencontrer un homme dont on a lu le récit de vie. As-tu reconnu le Paolo que tu avais imaginé en le lisant en faisant mieux sa connaissance ?

A. R. — En lisant Le Garçon sauvage, j’imaginais Paolo comme un artisan de l’écriture, quelqu’un de radical, de taiseux, et un grand lecteur qui ne se cache pas de devoir beaucoup à ses maîtres. De ce point de vue, je n’ai pas été déçue ! C’était aussi très troublant de découvrir les lieux et les personnages décrits par Paolo… C’était comme se retrouver soudain de l’autre côté du miroir.

A. G. — Cette première traduction littéraire t’a-t-elle amenée à réfléchir sur la responsabilité de la traduction. Comment reproduire des mots dans une autre langue sans les trahir, comment palier les expressions qui n’existent pas, quelle liberté et quels devoirs as-tu?

A. R. — Quand on voit les conséquences désastreuses qu’une mauvaise traduction peut avoir sur la réputation d’un auteur à l’étranger (je pense notamment au cas de John Donne que cite Antoine Berman), on prend toute la mesure de la responsabilité du traducteur… Plus qu’une reproduction, la traduction est une recherche: il s’agit de faire ce qu’on peut, et de le faire le plus sincèrement possible, pour faire entendre une voix, donner à lire une écriture et, dans le cas d’un texte aussi magique que celui de Paolo, d’en retrouver la formule. Walter Benjamin dit qu’on ne peut y parvenir qu’en faisant soi-même « œuvre de poète », ce qui implique de prendre toutes les libertés qu’impose le texte pour éviter de tomber dans ce qu’il appelle, et je ne peux m’empêcher d’y voir de l’ironie, une « transmission inexacte d’un contenu inessentiel ». Ça a l’air simple, dit comme ça, mais crois-moi, ce n’est pas de tout repos…

A. G. — Questions subsidiaire, et non des moindres : tu reviens d’Allemagne où tu as peaufiné ton allemand, as-tu envie de désormais de mettre ton don des langues au service de la culture, de la traduction littéraire ? Que pouvons-nous te souhaiter pour les années à venir?

A. R. — Ah… Bonne question. Tout ce que je sais, c’est que j’aimerais continuer à travailler sur de beaux textes, poursuivre mon travail de transmission plus ou moins exacte de contenu essentiel et m’embarquer encore dans de belles aventures, si possible pas trop loin des montagnes. Et si je pouvais suivre Paolo dans son travail d’écriture, en traduisant notamment ses récits new-yorkais (depuis le temps que je dis que je dois y aller!), j’en serais évidemment très heureuse.