Parabole du failli – Lyonel Trouillot

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C’est un souffle de vie à la Sur la Route. L’admiration d’un jeune homme haïtien pour un garçon solaire mais torturé, lyrique mais mystérieux, sombre ami qui du douzième étage, dans une ville lointaine, vient de sauter. C’est une ode à la littérature, celle que l’on apprend par cœur, celle que l’on récite aux passants, celle qui permet d’oublier la misère noire dans laquelle on vit, la corruption et le malheur qui nous entourent. C’est un chant poétique, une écriture magnifique, un long récit, une longue lettre écrite à l’ami désormais absent. C’est, n’ayons pas peur des mots, un chef d’œuvre, un livre qui mérite d’être lu, qui mérite de marquer les esprits, qui a plus que le mérite d’exister. Parabole du failli est un roman auprès duquel j’aurais pu passer sans le remarquer, Lyonel Trouillot est un grand auteur dont j’aurais pu tout ignorer, mais le hasard parfois fait bien les choses et met sur nos routes des pépites qui toujours, désormais, rempliront nos âmes.

Ici, nous t’aurions rattrapé avant que ton corps touche le sol. Ici, on a appris à amortir les chutes. Et puis, où t’aurais trouvé un immeuble de douze étages ! Même les banques et ces saletés de compagnies qui détiennent des monopoles n’en construisent pas de si hauts. Ici, on est déjà par terre et personne ne plonge dans le vide. Nous t’aurions rattrapé. Et puis, toi qui parlais tout le temps, tu aurais pu nous dire. Nous t’aurions suivi. Nous aurions monté la garde autour de toi. Comme ce soir où tu es parti en titubant. Nous savions que ce soir-là nous ne devions pas te laisser seul. Ton père t’avait encore traité de honte de la famille. Mais ce n’était pas la honte que tu portais en toi quand tu courais dans les rues en criant : “Le désespoir est une forme supérieure de la critique.“ Seulement la fatigue. D’être toi. D’avoir toujours à te battre. Pour qu’on te voie, t’entende.

Qui est Pedro ? Jeune comédien capable d’enfiler tous les costumes, d’improviser des spectacles dans des villes où rien ne bouge, d’emmener à sa suite, dans sa joie de vivre, dans sa presque folie, L’Estropié ou notre narrateur. Qu’est Pedro ? Un écorché vif qui toujours donne sans attendre de retour, et des mots, et de l’amour aux nombreuses femmes qui émaillent sa route. Malheureux par l’enfance, malheureux par le manque, mais heureux pourtant quand la littérature l’habite entièrement. Pourquoi Pedro ? Pourquoi te jeter ainsi de ce douzième étage alors que ta carrière débutait, pourquoi écrire en secret cette Parabole du failli sans jamais n’en parler, pourquoi inspiras-tu toutes les personnes que tu as croisées, même celles qui se disaient sans cœur. De cette cérémonie funèbre, à laquelle même ton corps n’assistera pas, aurais-tu pu imaginer l’amour des petits et des grands, les hommages vibrants ou forcés, cela aurait-il suffit à te sauver ? Dans la longue lettre que t’adresse ton ami, dans ces petites anecdotes ou grandes colères, pouvais-tu savoir le vide que tu laisserais derrière toi ?

Petit, j’aimais les toupies et les cerfs-volants. Je ne te connaissais pas. Puis j’ai aimé le ciel de décembre à Port-au-Prince. Si les choses de ce monde étaient bien partagées, chacun y trouverait son étoile. Je ne te connaissais pas. Puis j’ai aimé les routes, parce que je t’y cherchais. Lorsque j’ai commencé à perdre mes cheveux, j’ai accéléré le pas, et je t’ai vue dans une une ville pleine de lumières et de touristes. J’ai voulu te suivre et tu m’as dit : tu es de trop dans mon sillage. Depuis je n’aime plus rien. Ni les routes ni les cerfs-volants. Ni moi. Ni hier. Ni demain.

Et derrière l’hommage, le discours d’adieu, c’est aussi Haïti qui se dresse devant nos yeux. Le quartier de Peau-Noire, les enfants de Saint-Antoine, la misère toujours brutale, la violence que l’on ne nie pas mais avec laquelle on vit. Un univers sombre qui existe par delà les mers, un territoire inconnu d’où jaillissent pourtant, parfois, l’espoir et la vie. Parabole du failli – ô sombre titre magnifique – est un voyage, dans une langue unique – celle de Lyonel Trouillot – dans une amitié fantasmée et pourtant si universelle – sur une île lointaine dont les sirènes, soudain, résonnent jusqu’à nos oreilles attentives. Lire Trouillot pour aimer l’autre, différent, lire Trouillot pour nous sentir tous frères, de misère, de solitude et de tristesse peut-être, mais frères tout de même.

Tu choisissais pour vivre toutes les mauvaises rencontres. C’est de cela que tu es mort. J’exagère. Qui suis-je pour juger tes choix ? Et puis, on ne décide pas du monde qui nous accueille. Tu es mort des choses avec lesquelles tu ne pouvais vivre et que tu ne pouvais pas empêcher. Les chiens battus. Les vies des Lonize et des Méchant. Les leçons de morale d’un père redoutable. Les offrandes à la liberté que tu posais aux pieds des femmes. Toutes ces vies en toi, jamais heureuses.

À retrouver sur Ecrire à Yaoundé

Éditions Babel