Des prémisses de leur non-histoire, nous ne saurons rien. Sans doute une rencontre, un coup de cœur de T. pour Efina, une première lettre oubliée, qui ne trouvera réponse que bien plus tard, à la faveur d’une nouvelle rencontre, dans un théâtre – car T. est acteur et Efina spectatrice – car ceux-là jouent plus qu’ils ne vivent. S’ensuivra un échange de lettres, plus ou moins assumées, jouer encore à ce qu’on est et à ce qu’on ne veut pas être. Et puis une brève passade, et puis à nouveau la séparation, de nouvelles tentatives, et enfin la fin. Au jeu du je te suis tu me fuis je te fuis tu me suis, avouons que ces deux-là sont très forts.
Une jeune femme va au théâtre, un jeudi. Elle voit sur la scène deux hommes, deux comédiens qui entrent alternativement. L’un, avec du vente, un escroc. L’autre, fin et calme, un notable. Quand la pièce est terminée, un acteur vient saluer et à le voir elle comprend : il était à lui seul deux hommes. Il est au bord de la scène, la jeune femme au troisième rang. Elle peut compter ses cheveux, la poudre qui masque ses pores. Elle peut se dire que ses sourires sont pour elle, ce n’est pas dans les réflecteurs que vont plonger ses regards, ils cherchent le sien en même temps. Qui est donc ce merveilleux comédien. Le nom de partout explose : ce comédien s’appelle T. Mais oui, cet homme se nomme T. Son visage ne lui dit rien. Son corps est méconnaissable. Mais le nom est un souvenir. Dans la vie de la jeune femme, ce nom a déjà existé. Il y a eu une lettre. Une lettre a été écrite, elle ne sait quand ni pour quelle raison expédiée.
C’est un roman de l’entre-deux prenant place dans l’œuvre de Noëlle Revaz, pris entre le violent Rapport aux bêtes et le fascinant L’Infini livre. À l’instar de la lectrice, souvent larguée, parfois lassée, par ce va-et-vient perpétuel, entre deux cœurs qui ne veulent pas s’avouer qu’ils s’aiment, entre deux personnages aux motivations bien tortueuses. Ne pas vouloir faire d’une relation entre un homme et une femme une histoire d’amour est une gageure respectable, las celle-ci en a la couleur sans en avoir la saveur. Pour autant le talent de l’auteure est comme toujours bien présent, le choix des mots et des tournures, les hachures, un certain humour même que je ne le lui connaissais pas, le plaisir de la forme semi-épistolaire. À mon habitude je peine simplement à m’attacher à des sujets qui n’éveillent rien en moi, ni battements de cœur, ni sympathie.
Cette nuit-là il se lève et il s’installe à la table. Il prend son bloc à carreaux. Efina, écrit-il et cette fois il ne lui vient pas d’écrire Très chère amie, ou Ma chère, comme il l’a osé certaines fois. Je vous ai vue ce soir au théâtre… Non, ce n’est pas ça. Il recommence, une autre feuille. Efina, Nous nous sommes vus au théâtre. Excusez-moi si je vous écris de cette façon brusque et franche. Je ressens le besoin de vous dire que vous n’êtes pas proche de moi. J’ai cru comprendre sous vos paupières quelques œillades intéressées. Le dire une bonne fois : vous n’êtes rien. Il ne s’est jamais rien passé. Il est stupide de votre part de croire que nous serions liés.
Mais c’est aussi un roman légitime dans le sens où il trouve toute sa logique au regard des autres livres de Noëlle Revaz. Efina fait écho au certain parler de Rapport aux bêtes et augure déjà la formidable mise en abîme, mise à distance, qui s’affirmera dans L’Infini livre. Bien que l’intérêt m’y semble moindre, car je ne suis pas friande des demi-teintes, je suis tout de même contente d’avoir découvert ce chainon jusqu’à présent manquant, qui d’une façon plus globale me permet de comprendre le cheminement de l’auteure. Noëlle Revaz est une écrivain rare car elle ose expérimenter et se laisser porter par ses personnages. Il n’est pas question d’un message à transmettre mais d’une curiosité à assouvir en faisant confiance aux êtres de papier qui déroulent devant ses yeux, devant nos yeux, leur destinée.
Éditions Folio – ISBN 9782070440375