Il y a des chroniques que je prends le temps d’écrire, d’autres pour lesquelles je me précipite, histoire de garder en tête la complexité et de l’histoire et des émotions ressenties.La Peau des grenouilles vertes fait clairement partie de cette seconde catégorie. J’avoue avoir entendu parler de ce livre en restant un tantinet interdite, surtout parce que j’ai eu l’occasion de rencontrer l’héroïne il y a quelques mois, et que j’ignorais alors tout de son histoire. J’avoue aussi que l’autofiction, tellement mise en avant lors de la dernière rentrée littéraire, continue de m’interroger, ce qui explique sans aucun doute que je me suis enquillé autant de romans de Christine Angot ces derniers temps (et bien sûr De Vigan, Florence Noiville, Émilie Frèche, Chalandon, etc.). Voilà pour le contexte.
Il avait parlé de notre projet à sa famille. Réponse catégorique, pas question de remuer la boue, surtout pas dans un livre. Enfin, dans sa lettre, Edmond m’avouait ce qu’il n’avait pas osé formuler à haute voix. Il craignait que je ne le dépossède.
De moi comme de lui-même il se méfiait. Alors, lui vint l’idée de me suggérer d’écrire un roman. Encore que, même sous cette forme, cependant sans que je puisse mesurer son degré de sincérité, il percevait des inconvénients pour moi : « Un roman, fortement inspiré de mon fait divers vous permettrait certes de dire ce que j’appellerais l’impossible vérité. Le hic est que vous n’auriez pas l’apport des médias, du moins pas dans la même mesure qu’un récit, car il leur manquerait le sensationnel. »
Sa première salve. Je décidai de ne point répondre, d’aller de l’avant en faisant le dos rond. C’est au cours de la rédaction du cinquième chapitre que je reçus une seconde missive. Il était, prétendait-il, dans son intention la plus forte et la plus motivée de reprendre la rédaction de son récit de vie et de me le faire parvenir, ayant entièrement confiance dans ma droiture à respecter une non-publication d’un récit comme il l’avait prévu. « Mais, concluait-il, que feriez-vous avec ? C’est ce qui me fait revenir à mon interrogation du début : quelle est votre motivation d’écrire ? Je vous laisse avec cette question dans l’attente que vous me contactiez, si vous en avez envie ».
Alors le verdict ? Nous ne pouvons pas nier qu’un véritable écrivain mettant en scène un écrivain (Naz de son petit nom, charmante blague) qui va s’intéresser à un kidnapping qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un kidnapping ayant vraiment eu lieu a un côté, si ce n’est malsain, du moins voyeuriste. Ce voyeurisme partagé avec le lecteur (la lectrice en l’occurrence) qui se retrouve à pianoter sur son smartphone pour en apprendre plus sur cette vieille histoire. Voilà pour la moralité, au premier abord. Mais. Car il y a toujours un mais, et là c’est un grand mais. Mais ça ne serait que de la récupération basique si l’auteur se contentait d’utiliser un fait divers pour en faire des choux gras. Alors que ce n’est pas du tout le cas. Ayant l’intelligence (et le style qui va avec) de se mettre en scène dans un présent dont on ne sait s’il est réel ou fictif, nous racontant ses rencontres successives avec les deux protagonistes (Albertine et Edmond), les détours que chacun prend pour raconter sa vérité (qui n’est bien sûr pas la vérité), les interrogations que cela provoque en lui, en tant que romancier, Serge Bimpage a l’art et la manière de brouiller les cartes et de nous faire délicieusement tourner la tête. Il en faudrait des lectures pour explorer toutes les pistes qu’il nous ouvre.
Après quelques verres, il s’enhardissait. Il avait descendu la moitié de la bouteille, je me suis empressé de tempérer :
– J’en suis presqu’à la fin. Mais je crains d’avoir volé leur âme…
– À qui ?
– Edmond K., Albertine. Je me demande si j’ai le droit…
– Tous les droits, Naz, c’est toute la grandeur du roman.
– Je ne crois pas. C’est comme pour les caricatures, il y a une limite.
– As-tu été irrespectueux envers eux ?
– Non, je suis resté au plus près- Eux en moi. L’impression de les avoir dévorés vivants. Yann, l’ami de Duras…
Il s’est renversé sur sa chaise, dans un soupir d’exaspération. M’a regardé comme un extraterrestre :
– Madame de Warens aurait dû poursuivre Rousseau, qui révélait le ménage à trois des Charmettes et divulguait qu’elle avait détourné un mineur ? Proust aurait dû crouler sous les procès de Montesquiou et de la comtesse de Chevigné ? Et les contemporains de Stendhal ou de Balzac, ils auraient dû grossir une foule d’indignés en se reconnaissant dans leurs œuvres ?
– C’était une autre époque. Aujourd’hui, les procès pleuvent.
– La question demeure à jamais la même, Naz. Tu ne prétends tout de même pas te mesurer à l’éternité ! Allons, tu n’as qu’à écrire sous pseudo s’il le faut.
Cette crapule avait fait mouche. Dans une ultime sale, il m’asséna encore :
– Le roman est plus proche de la vérité que la réalité.
Que resterait-il de la littérature si les écrivains ne devaient se contenter que d’inventer ? Mais dans quelle mesure apprécierais-je que l’on utilise mon histoire (qui est quand même bien la seule chose que je possède ici-bas) pour en faire une fiction ? Je ne lance pas de débats, les questions ont depuis toujours été posées. L’avantage de ce roman est que je me les pose, et que je me retrouve bien en peine pour trouver des réponses qui fassent fi de la nécessité de la création ou d’une morale que l’on m’a inculquée. Quid des romanciers, quid de leurs personnages, qui possède qui, qui manipule qui ? La Peau des grenouilles vertes est un roman (bah oui, quand même) passionnant, dans lequel on se retrouve piégé. Ce n’est pas tant le fait divers qui est finalement mis en avant, ce livre est plutôt une réflexion globale sur l’acte de création. En espérant juste que la réalité ne se retrouve pas écorchée par la fiction. Mais cela, seuls Albertine et Edmond pourraient nous le dire.