Mi-roman policier, mi-prose poétique, Le Mur grec est avant tout un roman d’atmosphère. Catapulté, le lecteur, dans une langue travaillée, dans un pays mal connu, en plein milieu d’une crise, au beau milieu du trafic d’êtres humains, migrants ou prostitués. Sec, le narrateur, Agent Evangelos, asséché d’avoir trop vu, trop compris, trop vécu. Dans cette Grèce où les crimes restent parfois impunis, à quoi bon se lancer à la recherche de celui – ou de celle – qui tenait la hache, qui du tronc a détaché la tête ? C’est un livre dense, moite, touffu. L’intrigue bien sûr est là, qui veut dénoncer les dérives d’un système basé sur la manipulation, les histoires de gros sous, l’impuissance des uns et la surpuissance des autres. Mais pour la suivre, cette intrigue, vous devrez avant tout faire confiance à Nicolas Verdan, écrivain qui jamais ne perd son horizon des yeux, quitte à perdre en route quelques lecteurs déroutés par cette marée qui les tangue dangereusement.
On dirait une vague, elle monte, elle descend, la rue, elle monte encore, elle se soulève, elle retombe. Cette houle donne la mesure du quartier, avec ses crêtes et ses creux, ses faux plats. Une rue, qui s’avance dans la ville, deux heures après minuit, quand commence l’histoire, sur une colline habitée, une fois, dans la nuit du 21 au 22 décembre 2010, rue Irakleous, à Neos Kosmos, Athènes, Grèce.
« À quoi ressemble une tête coupée ? » Agent Evangelos s’interroge.
Agent Evangelos est dans la rue, il fait face au Batman, un bar que tout condamne : la phosphorescence verte de son enseigne, son débit d’alcool bon marché, ses habitués, qui participent tous de la fin d’un monde, attachés aux chansons d’avant-hier, leur jeunesse épinglée au mur, la photo de Theodorakis, une autre vue de l’Acropole prise depuis la terrasse du Galaxy, un autre bar, au douzième étage du Hilton, les tons passés des étés grecs sur les publicités des années soixante-dix et le soleil, jaune et rond, sur les affiches d’Olympic Airways. Tous les soirs, à Athènes, la clientèle du Batman, à faire comme si de rien n’était, en dépit de ce qui vient à disparaître, de tout ce qui attend, la menace, là, derrière la vitre du bar, dans cette rue où se tient Agent Evangelos, qui ne sait plus ce qu’il doit faire, maintenant.
Un roman comme un voyage, comme une incantation. Mêlée aux souvenirs, à l’espoir d’un futur, grâce à cette petite fille qui naît, l’humeur de l’Agent Evangelos est au cœur des débats. Et puis finement, celui qui est de l’autre côté, le possible assassin, le manipulé qui se croyait trop malin, prend toute sa place. Au beau milieu de ce cortège de malheureux, anonymes, épuisés, qui veulent entrer dans un pays ceint par l’eau, fleuve ou mer, et un mur en construction, voilà l’audace de l’auteur qui se penche sur le cas de celui qui veut faire le voyage en sens inverse. En nos temps troublés, comment ne pas se sentir concernés par ces crises bien loin d’être résolues. Le Mur grec, comme un démonstratif, comme une dénonciation, de toutes ces barricades qui poussent ça et là.
Il vient, de ce côté du monde, une souffrance. Chaque nuit, elle s’insinue en silence dans le cours de l’Evros, avant d’épandre dans les champs, à l’aube, ses graines transparentes à la lumière de l’autre rive.
Vers midi, quand le brouillard s’est enfin dissipé, elle a atteint la limite sud d’Orestiada, là où la ville tombe en arrêt dans la plaine fluviale, à la limite exacte du passage du train tagué qui relie, au nord, la ville bulgare de Svilengrad, ignorant l’ancienne voie qui passait par Edirne, en Turquie. Agent Evangelos se trouvait devant le poste de police quand il a vu le cortège traverser la gare, avant de remonter l’avenue Vasileos Konstandinou, inexistant aux yeux accoutumés des habitants d’Orestiada. Porteurs de la rumeur de l’Evros au cours toujours invisible, charriant les humeurs du fleuve, transportant à leur corps défendant un fardeau de limon, ils avancent, les gens des hauts plateaux du Pamir, les gens des alluvions du Gange et du Brahmapoutre, les gens du Rif, suiveurs d’une seule et même piste qui, aujourd’hui, fait gondoler le plan tiré au cordeau d’Orestiada, dessiné en 1922 pour accueillir d’autres réfugiés, les Grecs d’Asie Mineure.
Ce roman aurait pu être un reportage, tellement vrai, mais si Nicolas Verdan a opté pour la fiction, pour mettre en scène cette histoire qu’il ne connaît que trop bien, lui qui vit entre là-bas et ici, c’est clairement par amour de la langue. Cette langue qui se délie, qui s’étire en de longues phrases étoffées de virgules, ces constructions audacieuses qui interpellent. Nicolas Verdan se réinvente en artisan, et, du matériau qui lui est donné par son travail de journaliste, fait un roman innovant, parfois ardu, mais plutôt équilibré. Un auteur à suivre, en Grèce comme ailleurs.
Éditions Campiche