Entretien avec Nicolas Verdan

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Amandine Glévarec – Quels sont tes rapports intimes avec la Grèce ?

Nicolas Verdan Ma mère est née en Grèce en 1944, lors d’une des périodes les plus noires de l’histoire de ce pays. Elle a survécu à la famine et aux exactions nazies qui se produisaient dans les villages comme le sien. Son père, mon papous (= grand-père), vit toujours. Il a 95 ans. Le lien intime commence à travers ces liens familiaux forts. Au fil du temps, cette initimité dans la relation à mon pays d’origine maternelle s’est construite également à travers des rencontres avec des amis. Autant de nouvelles manières de voir et de ressentir ce pays. Mais je dirais que mon lien le plus profond, le plus tendu, le plus manifeste s’exprime dans ce bonheur sans cesse renouvelé que je ressens en séjournant à Athènes. Athènes, c’est le manque, le manque permanent. Et c’est ce besoin d’agir et de vivre pour le combler qui m’anime.

A. G. – Le Mur grec est un roman policier éminemment politique. Par volonté de dénoncer, par envie de planter un décor réaliste, par goût journalistique pour l’ailleurs ?

N. V. – Parce que la réalité grecque, pour le moins politique, s’est imposée au journaliste et à l’écrivain. En Grèce, le libéralisme sauvage et la corruption ne sont pas de vains mots. Je ne pouvais pas continuer d’écrire en faisant comme si de rien n’était. Je ne dénonce pas, mais je rends compte. Mais pas comme le ferait un journaliste. Ce livre est un roman. Son auteur croit beaucoup à la puissance évocatrice de la fiction. Elle rend état avec plus de force de cette violence caractéristique des relations sociales en Grèce.

A. G. – Dans quel état d’esprit est ton personnage – l’agent Evangelos – face à la crise, face à la corruption, face aux limites de son métier ?

N. V. – Il est épuisé, hanté par l’histoire récente de son pays. Il ne croit plus à l’État. Il doute même des mots à employer pour qualifier cet état de crise. Mais il n’a rien perdu de sa clairvoyance. Il conserve aussi le sentiment de l’injustice. Et c’est pourquoi, à titre personnel, il cherche ce qui est juste, au-delà des règles et des lois. Il ressemble à beaucoup de Grecs que j’aime.

A. G. – Tu parles beaucoup du trafic d’êtres humains dans Le Mur grec, les migrants bien sûr, mais les prostituées aussi. Tu dénonces même certaines dérives des agents en garde de la frontière. Doit-on craindre que tout ce que tu rapportes soit vrai ?

N. V. – Les histoires que je mets en scène sont inspirées par des faits réels. Je ne ne me suis pas contenté de lire des journaux et de me balader sur le Net pour dresser ce sombre portrait de la Grèce d’aujourd’hui. J’ai approché de très près le monde des trafiquants humains. J’ai rencontré des migrants, des garde-frontières. Le récit de la prostituée ne vient pas de nulle part. Il correspond, à quelques détails près, au témoignage recueilli dans un hôtel à Athènes. Le journaliste que je suis a fait un travail de terrain. Puis c’est l’écrivain qui a pris le relais. Je tiens toutefois à dire que l’affaire Frontex, dans mon roman, relève de la pure invention. Le reste, y compris l’affaire du trafic d’armes impliquant Barbaros, correspond, peu ou prou, à la réalité.

A. G. – Par ailleurs, ton écriture est résolument tournée vers une certaine forme de poésie. Les tournures sont toujours réfléchies, parfois complexes, quel travail pour arriver à ce résulat ?

N. V. – Un travail de réécriture. Plusieurs relecteurs, dont une personne de famille et une lectrice professionnelle. Mais, surtout, une quête passionnante du mot juste, de l’expression qui saura traduire au plus près ces flashs d’écrivain qui me terrassent parfois. C’est une chose d’avoir la vision de son texte. Encore faut-il savoir la mettre en mots.

A. G. – Tu es journaliste, ton métier te donne droit à la parole, à l’expression. Pour quelles raisons as-tu eu envie de te tourner vers la fiction ? Quel manque, quel besoin, cette démarche créative vient-elle combler ?

N. V. – La fiction fait appel à d’autres formes d’émotion. Elle est chargée d’expression poétique, que je trouve souvent plus à même de rendre compte du réel. Elle s’affranchit de la notion d’objectivité propre au journalisme d’investigation. Elle reconnaît la part de sensibilité de l’observateur et elle accorde une place à son histoire personnelle. De plus, le journalisme de terrain et d’investigation est malade. Malade du manque de temps dont il dispose. Malade du manque de moyens accordés par les médias aux reportages. Malade du fait de devoir justifier de son temps et de ce qu’il coûte à son employeur. Malade de la lourdeur hiérarchique de l’environnement dans lequel il évolue. Dès lors, l’écrivain, avec sa liberté, son imagination, sa poésie, reconquiert un terrain que le journaliste occupait sans partage : le réel.

A. G. – Question subsidiaire : tu viens d’ouvrir ta propre librairie, alors c’est comment de passer de l’autre côté ?

N. V. – Je me demande encore si j’aime mieux acheter un livre ou en vendre un. Mais l’écrivain se sent très loin du libraire. C’est le passionné de livres, le collectionneur qui est ému par l’arrivée du libraire. Molly&Bloom Librairie, c’est un vieux rêve. Une manière d’enchanter ma vie professionnelle. Il y a dix ans, le journaliste que j’étais travaillait pour un quotidien. Les bureaux venaient d’être transformés en open space. L’informatique triomphante et une forme de fascisme bureaucratique avaient conduit la direction du canard au constat suivant : « Désormais, plus de bibliothèques à disposition ! Vous avez tout dans votre PC. » Ce jour-là, j’ai su que j’allais me tirer. Un monde sans livre est un monde triste.

A. G. – Question subsidiaire bis : Tu as obtenu le très beau prix Schiller pour Le Patient du docteur Hirschfeld. Si un client te demandait de le guider à travers l’œuvre de Nicolas Verdan, comment le conseillerais-tu ?

N. V. – Commence par son dernier livre, Le Mur grec. Il y parle de la Grèce et des migrants, comme dans son premier livre, Le Rendez-vous de Thessalonique, suivi de Chromosome 68, son roman qui s’est le moins bien vendu. Je te conseillerais volontiers Saga Le Corbusier. C’est le plus poétique de tous. Celles et ceux qui l’ont apprécié ont moins aimé Le Patient du docteur Hirschfeld, mon premier succès. Ces deux ouvrages ont ceci de commun qu’ils relèvent d’un travail d’historien.