Comment arrive-t-on à un livre ? Par l’attribution d’un prix qui le met en avant, par la visite d’un musée où demeure une robe de mariée qui jamais ne fut portée. Comment en arrive-t-on à écrire un livre sur une jeune femme contrainte des dizaines d’années derrière les hauts murs d’un asile, enfermée dans une maladie qui longtemps ne portera pas de nom, dont le seul souvenir – le travail de ses mains – reste toujours visible, accessible mais mystérieux, mélancolique, préservé par les beaux murs de la Collection de l’art brut de Lausanne. Comment l’écrivain rencontre-t-il son sujet, comment le lecteur rencontre-t-il son auteur ?
Elle a repris mon uniforme et m’a tendu une boîte en carton brun marquée à mon nom : Marguerite Sirvins. J’y ai retrouvé, soigneusement pliées, la jupe et la veste que je portais le jour de mon arrivée, il y a des siècles. Une étoffe au ton chaud, d’un doux jaune safran qui pénètre mes paumes et que je ne reconnais plus. C’étaient les vêtements que portait la Marguerite d’autrefois, celle qui préférait les talons hauts et ne sortait qu’après avoir jeté sur son miroir un sourire vague. Et l’autre visage me souriait pareillement, l’espace d’un instant nous nous regardions, puis je fermais la porte et me jetais dans la vie. Cela fait des mois que je n’ai plus croisé de miroir ni porté d’escarpins, alors je suis restée là, les mains posées à plat sur ma veste, un vide absolu dans la tête.
Emprunté aux vers de Paul Éluard, écrits en 1943 dans cet Asile de Saint-Alban où Marguerite était enfermée, le magnifique titre – Un Lieu sans raison – offre un double sens bienvenu, comme une clef de compréhension pour pénétrer dans un texte complexe, parfois chaotique – maladresse ou écho volontaire à la confusion dont semble souffrir Marguerite Sirvins ? Concrètement, y avait-il véritablement une raison de l’enfermer, cette jeune femme qui – arrivée à la trentaine – n’ayant ni enfant ni mari, se laisse aller à quelques crises de violente frustration ? En ce début de siècle, austère s’il en est, en particulier pour les femmes, il était tôt fait de les classer dans la catégorie « hystériques » au moindre débordement. Perte de raison, internement irraisonné, cela peut prêter lieu au débat. Un fait qui, lui, ne pourra qu’être approuvé par tous : en aucun cas cet asile – qui porte si mal son nom – n’aurait pu offrir à Marguerite une structure sécurisante.
Assis face à l’empilement de dossiers trop semblables, le docteur D. sentait sa rage augmentée par l’impuissance. Qui se souciait d’un aliéniste à la retraite rappelé dans cet asile isolé parce que la guerre avait mobilisé tous les médecins ? Qui se demandait ce qu’il advenait des fous d’Afrique ou d’ailleurs ? Tous s’en foutaient, c’est sûr ! On les planquait là pour les dissimuler, les fous, les attardés, les imbéciles et les gâteux, les soustraire à la vue des bien-portants qui, déjà, ne trouvaient pas si facile de vivre. On les enferme et après ? Chacun respire ?
Une fureur froide le tenait face à tant de mauvaise foi. Sa casquette de médecin-chef, au fond, c’était celle d’un geôlier, ni plus ni moins. Pourtant le docteur D. refusait de leur servir de bonne conscience, à ceux qui prescrivaient d’enfermer les fous sans souci de leur bien-être. Un asile ici, c’est aberrant. Tout était mal conçu, dès le départ. Il aurait fallu tout détruire et tout repenser : les lieux, les soins… Vers qui se tourner ? Comment faire entendre la voix des fous qu’on réduit au silence ?
En ces temps de guerre, deux tout de même au cours de ces longues années d’internement, la contention domine la compréhension. Les docteurs se succèdent, le seul élément stable – et c’est paradoxal – reste l’enfermée, autour de laquelle tourne ledit récit. Les pénuries sont de mise, les conditions de vie effroyables. Longtemps il faudra attendre que les murs tombent, que la chaleur pénètre entre ces murs de pierre, que le fil enfin parvienne aux mains de cette artiste de l’Art brut, découverte par ce Dubuffet dont le portrait – haut en couleur – prête à sourire. Anne-Claire Decorvet nous livre un roman – car oui, la fiction s’invite, tout en respectant le réel travail documentaire – au style incertain, qui répond au comment, et nous laisse avec nos pourquoi.
Éditions Campiche