Entretien avec Daniel de Roulet

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Amandine Glévarec – Cher Daniel, vous êtes écrivain mais aussi un voyageur au long cours. Légèrement seul était le récit des 600 kilomètres que vous aviez faits sac au dos. Je retrouve un peu l’approche de Bernard Ollivier dans vos écrits, celle de l’anecdote mêlée au plaisir de la rencontre. Est-ce ainsi que vous concevez l’envie de partir, comme une envie d’aller vers les autres ? Ou est-ce plutôt l’occasion de vous retrouver seul avec vous-même ?

Daniel de Roulet Les voyages que j’ai faits et dont il est question dans mon dernier livre ne sont que rarement des voyages d’écrivain ou des voyages avec un projet d’écriture. Ce sont en partie des voyages professionnels ou des vacances. D’une certaine manière, ils ne font pas partie de ma production littéraire, je les ai écrits pour me souvenir, comme d’autres font des photos de famille. Voyager pour aller vers les autres ? Je voudrais bien, mais souvent les rencontres sont rares. Quand il y en a une, je la note, ça fait partie du compte-rendu journalier, je ne décris pas en détail le reste de la journée du marcheur où il ne se passe pas grand-chose. L’écriture resserre les événements et donne alors cette impression d’une accumulation d’anecdotes. Certains des textes de ce recueil racontent des voyages à plusieurs, d’autres sont un parcours en solitaire. Ceux-là reflètent des moments de confrontation avec soi-même, une sorte de ruminement intérieur que je note sur un carnet en fin de journée.

A. G. – Dans Tous les lointains sont bleus, vos lecteurs peuvent découvrir certains de vos souvenirs de voyages, effectués pendant 40 ans. Comment avez-vous procédé au tri, au choix ? Que vouliez-vous mettre en avant ? Qu’y a-t-il de commun entre la découverte du Japon et celle du Nicaragua, humainement parlant ?

D. d. R. – En quarante ans, la manière de voyager a beaucoup changé. Aujourd’hui on peut tout préparer sur la Toile, voir par avance les paysages, choisir son hôtel, l’horaire des bus, l’emplacement d’une librairie. Il me paraissait important de documenter cette évolution sans trop retoucher mes textes. Les premiers, années 70 et 80, ne sont pas des textes à prétention littéraire, ils sont bruts, voire maladroits. Le texte sur le Nicaragua que j’ai retrouvé dans mes papiers est de ceux-là. Il rend compte d’un voyage étonnant. Cette année, en allant de la Patagonie à l’Alaska, je suis repassé par le Nicaragua et puisque j’avais le texte, j’ai revisité exactement les mêmes endroits. Ça m’a permis de comparer. Cf. mon texte dans La Couleur des Jours, no.15

A. G. – Vous êtes par ailleurs écrivain à temps plein depuis 1997. Si vous deviez conseiller à un futur lecteur un chemin pour appréhender votre œuvre, quels livres lui conseilleriez-vous ?

D. d. R. – Pour un lecteur helvétique, je lui conseillerais Un Dimanche à la montagne, un livre qui a été éreinté en Suisse par des tas de gens qui ne l’ont pas lu et qui n’en ont retenu que l’anecdote, l’incendie d’un chalet, qu’ils ont condamnée.

Pour un lecteur français, espagnol ou allemand : Kamikaze Mozart ou ses traductions.

A. G. – Je découvre avec stupéfaction votre projet fou : La Simulation humaine. Si je comprends bien le principe, vous avez écrit dix livres qui parlent de deux familles différentes, chacun pouvant se lire indépendamment. Puis l’ensemble est devenu une application mobile qui permet de reprendre la lecture dans un ordre aléatoire ? Ai-je bien saisi ?

D. d. R. – Oui, les dix tomes forment une saga qui va de Hiroshima à Fukushima. La lecture numérique n’est pas aléatoire, je propose simplement d’autres arrangements entre les chapitres qui forment d’autres histoires, récits, nouvelles, romans, que je juge tout aussi cohérents. Je n’ai rien laissé au hasard numérique. C’est un projet en cours avec l’EPFL.

A. G. – Vous avez été salué par de nombreux prix littéraires tout au long de votre carrière. Comment vous situez-vous dans le paysage littéraire ? 

D. d. R. – J’ai eu la chance d’apprendre des métiers techniques, je suis donc d’abord un architecte « défroqué », ou un ingénieur « raté ». Je me suis mis à écrire (et à lire de la fiction) à 50 ans sans rien connaître de la scène littéraire. Les métiers que j’avais exercés étaient coopératifs, se faisaient à plusieurs, l’écriture au contraire s’élabore dans le silence. Pourtant j’aime aller écouter mes collègues, comprendre ce qu’ils font, les entendre lire. J’ai la nostalgie d’une confrontation littéraire entre auteurs, comme elle se pratique dans les autres métiers, y compris dans les arts comme la musique ou le cinéma.

A. G. – Quelles sont vos influences, suisses, françaises ou autres ?

D. d. R. – J’ai été marqué par les auteurs suisses allemands (je suis bilingue) comme Max Frisch. Mais aussi par Ramuz et Cendrars. Je déteste Amiel et ses épigones contemporains. Je me sens proche des romanciers américains, en particulier de Don DeLillo. Je lis avec avidité les auteurs contemporains et leur emprunte sans doute sans m’en apercevoir. Je suis en plein dans la lecture d’Antoinette Rychner, j’aime beaucoup.

A. G. – Vous avez écrit de nombreux livres tout au long de ces années, l’écriture vous est-elle naturelle ou résulte-t-elle d’un long travail, d’un long cheminement ?

D. d. R. – Je ne passe pas un jour sans écrire, même quand je dois voler ce temps à d’autres. J’écris vite à la plume mais entre ce premier jet et la version publiée je dirais que ne reste intacte qu’une phrase sur dix. J’imprime les versions et les corrige à la plume. Comme je les numérote, je sais que de certains textes j’ai écrit jusqu’à 80 versions avant de les publier. J’ai la chance de n’avoir pas d’autre obligation que d’écrire.

A. G. – Je me souviens avoir croisé l’un de vos livres, Double, et m’être demandé quelle était la part de fiction et d’autobiographie dans vos livres. Vos récits de voyage pourraient me conforter que vous vous inspirez en partie de votre vie, mais est-ce le cas?

D. d. R. – J’ai écrit des romans qui n’ont en principe rien à voir avec ma propre vie si ce n’est qu’un auteur se sert du matériau qu’il a rencontré, des situations qu’il a vécues à son corps défendant. J’écris aussi des chroniques en général à la première personne du singulier. Là je ne triche pas, j’assume ma biographie en essayant de replacer mon « je » dans un « nous » qui l’englobe. Double est complètement autobiographique, il est donné comme « un rapport » au sens que Max Frisch donnait à ce mot en référence au Rapport du général Guisan à ses troupes ou au rapport Bergier qui documente la situation de la guerre froide. « Double » documente les fiches de police qui concernaient en Suisse un adulte sur quatre. Il raconte l’histoire d’un procureur zurichois qui a été confondu avec moi et a perdu sa place pour cela. Il s’agit de mon histoire prise entre celle de deux contemporains, morts tragiquement. L’un de maladie, l’autre tué par la police.

A. G. – Question subsidiaire mais non la moindre : aurai-je le plaisir de vous rencontrer prochainement, peut-être au Livre sur les quais ?

D. d. R. – J’y vais toujours avec plaisir. Et si je n’y étais pas invité comme auteur, je m’y rendrais comme lecteur.