Amandine Glévarec – Je ne suis pas en Suisse depuis assez longtemps pour savoir à quel fait divers vous faites référence dans La Disparition de la petite Lisa, pourriez-vous m’en dire plus ?
Éric Felley – Il s’agit de la disparition, le 28 septembre 1985, de la petite Sarah Oberson, à l’âge de cinq ans à Saxon en Valais. C’était un samedi en fin d’après-midi, elle partait de ses chez parents pour aller chez sa grand-mère dans une maison voisine. Et elle a disparu pour toujours. À l’époque, les recherches avaient pris une dimension nationale et internationale, sans succès jusqu’à ce jour.
A. G. – Pourquoi avoir choisi, à titre personnel, de vous intéresser à cette histoire, plutôt ancienne ?
E. F. – D’une part, parce je viens de cette région et que j’ai une approche quasi génétique du lieu. D’autre part, après trente ans, jour pour jour, il y a prescription. À partir du 29 septembre prochain, plus personne ne pourra être jugé pour ce crime. Longtemps je me suis dit que quelqu’un finirait par confesser son geste sur son lit de mort. Le temps passe et ce n’est pas le cas. J’ai donc imaginé la confession du coupable, qui a pris la forme d’une fable sur la vérité et la vie.
A. G. – Vous avez choisi, sous l’angle de la fiction (non revendiquée), de développer une explication plausible à cette disparition non expliquée. N’avez-vous pas peur de leurrer le lecteur ? Surtout que votre métier peut inciter à croire qu’il s’agit là d’un travail de fond, et non d’une fiction.
E. F. – Autour de cette fiction, j’ai voulu un effet de réel le plus élevé possible… J’aime beaucoup Jose Luis Borges, maître en la matière, dont j’applique quelques ruses du genre. Le fait que je sois journaliste en est une. Sa parole devrait être de confiance, de vérité, or il s’avère que c’est en partie vrai et en partie faux. C’est un travail de fond imaginaire. Cela dit, le fait d’avoir changé le prénom indique assez clairement qu’il ne s’agit pas de la vraie Sarah.
A. G. – Votre narrateur – C. – est décrit dans le prologue comme un « cas social » possédant une « fragilité psychique et une pensée délirante ». Il paraît pourtant tout à fait sensé, voire logique, dans son discours. Comment le décririez-vous ? Et surtout, est-il inspiré de quelqu’un que vous auriez eu l’occasion de rencontrer ?
E. F. – Effectivement, il a existé, il se disait possédé, il craignait la magie noire, il est décédé dans un home pour personnes âgées il y a peu et il m’avait laissé autrefois un journal, tout cela est vrai. Il avait sa propre logique délirante. Par contre il n’avait rien à voir avec l’affaire. Mon intérêt pour le personnage est qu’il pouvait représenter le Diable, alors que la famille de la petite Sarah était très croyante. Au sujet de la disparition de sa fille, dans ses rares déclarations, la mère s’en est toujours remise à la volonté de Dieu : « Dieu ne nous envoie que ce qu’on peut accepter. » C’est peut-être pour cette raison que le coupable n’a jamais été confondu. Cela faisait partie de son plan…
A. G. – La magie, noire ou blanche, l’obsède. Cela vous a-t-il demandé un long travail documentaire ?
E. F. – Un peu, mais c’est surtout le personnage réel C., qui était bien documenté sur le sujet et qui m’a donné les pistes. Par exemple, je ne connaissais pas l’existence du Petit et du Grand Albert, qui sont des grimoires ou des « livres de secrets » très populaires aux 18eet 19e siècle dans les campagnes. Aujourd’hui, l’équivalent dans l’intérêt du public pour le surnaturel, serait le Guide des guérisseurs romands, grand succès de librairie. Nous vivons dans une société totalement rationnalisée, mais nous survivons grâce à nos petites ou grandes superstitions personnelles. Ce que nous ressentons comme de « la chance » fait partie de cette magie. Après, on peut lui donner la couleur qu’on veut.
A. G. – Vous êtes donc journaliste de métier. Comment travaillez-vous pour chasser l’écriture « au kilomètre » – qui doit être votre lot quotidien – pour soigner votre style d’écrivain plutôt recherché ?
E. F. – Deux mondes différents. Dans le premier ce sont des kilomètres au service de l’information qui remplissent le frigidaire. Dans le second ce sont des centimètres, qui font des mètres, patiemment parcourus au gré de l’imagination. Ils s’enrichissent l’un et l’autre dans la langue, une convergence qui m’est très utile.
A. G. – Vous êtes loin d’en être à votre coup d’essai avec ce roman paru à L’Aire en 2015. Je serais curieuse de savoir le cheminement à travers votre œuvre que vous conseilleriez à un lecteur qui ne vous connaitrait pas encore.
E. F. – Sur le fond, mon vœu le plus extrême serait d’exprimer mon existence à travers un détachement tranquille. Exprimer l’idée d’un passage furtif d’un individu sur terre, qui n’est pas dupe des contingences de l’humanité. Par exemple, j’aurais bien aimé écrire La promenade de Robert Walser. Sur la forme, je recherche le mouvement de la pensée qui hypnotise le lecteur et le balade d’une vérité à l’autre, d’une affirmation à son contraire, jusqu’à ce que tout finisse par disparaître.
A. G. – Question subsidiaire totalement philosophique : la réalité dépasse-t-elle toujours la fiction ?
E. F. – La réalité est composée d’une telle infinité de détails que dans une seule minute, il se passe l’équivalent de dix ou cent romans. Il suffit de sortir de chez soi, d’aller jusqu’à la poste, à la banque ou dans un magasin, de tendre l’oreille et on se rend compte à quel point on est impuissant à rendre compte de tout cela. C’est pourquoi il y a tant de livres, qui n’épuiseront jamais le quart du début du millième de la réalité complexe. La fiction dépasse alors la réalité en la manipulant pour la rendre intelligible, pour en faire un objet de plaisir que l’on dévore dans l’intimité de la lecture.