La Disparition de la petite Lisa – Eric Felley

felley_BAN-1.jpg

S’intéresser à une littérature en particulier donne la chance, de temps à autre, de tomber sur une pépite, dont ni l’écrin, ni la mise en avant ne pouvaient laisser présager du plaisir de lecture. Si c’est mon goût sordide pour les faits divers qui m’a poussée vers La Disparition de la petite Lisa, c’est bien mon attachement à la langue et au style qui ont été récompensés. Car à la vérité, finalement, que peu de références dans ce long monologue, subtilement introduit par le prologue de l’auteur, lui-même. C’est bien là un roman, de la solitude ou de la pauvreté, une fiction de magie à laquelle se rattache C., pour combler les vides en lui.

Le dimanche, nous fréquentions l’église en famille, comme des canetons, tous derrière ma mère, locomotive de notre procession, estimée pour sa ferveur aussi humble que profonde. Elle y trouvait le réconfort et la discipline pour continuer d’avancer dans la vie. L’église nous faisait vivre aussi au rythme des jours de Fêtes qu’elle préparait longtemps à l’avance. Gâteaux, bougies, oraisons et d’inavouables petites superstitions quotidiennes lui occupaient sainement l’esprit et la rendaient moins morose. Jamais, elle ne se serait prise pour une sainte et pourtant elle n’était pas loin de mériter la béatitude. Le Seigneur savait la tourmenter. Sa piété sonnait juste, mais faussée par la maladie qui la rendait vulnérable, si prompte à s’accrocher aux petites perches tendues dans son ciel imaginaire et son Eldorado potager.

Comme une note du Parfum, ou – plus proche de nous – du magnifique L’Inconstance des démons, dans ce roman helvétique. Une mise en scène de cette magie, qui parfois nous semble appartenir à d’autres temps, mais qui pourtant continue de faire partie du quotidien de certains de nos semblables. Que l’on s’attache à un Dieu, ou à un Diable, finalement, la démence n’est jamais loin. Et c’est bien dans un délire de moins en moins maitrisé que C. perdra pied, et dans un style de plus en plus affranchi que l’auteur, lui, s’éclatera. Et le lecteur avec lui.

J’avais alors dix-sept ans, mon cerveau était jeune et flexible. Les premières semaines après l’accident, je fis comme si rien ne m’était arrivé. Je ne changeais pas mes habitudes, traînant mes pieds d’adolescent dans la maison familiale, passant l’après-midi à regarder la télévision. Je ne sortais qu’en fin de journée pour aller faire des parties de billard dans la ville voisine. Chaque jour, à l’heure des repas avec mes parents, la radio donnait des informations sur les recherches. Les plus optimistes espéraient qu’elle allait faire l’objet d’un marchandage, d’une demande de rançon. Tout allait bientôt rentrer dans l’ordre avec un peu d’argent. On allait tendre un piège aux kidnappeurs, on allait mettre la main sur eux et toute sentence serait trop douce pour ces monstres. Je me bouchais les oreilles. Peu à peu, la détermination fit place à la frustration. De nouvelles pistes étaient explorées dans la fébrilité, puis abandonnées dans la désillusion.

Partir d’une réalité pour aboutir à une fiction, l’idée est dans l’air du temps. Nul besoin de citer les œuvres d’autofiction qui émaillent cette rentrée littéraire. Toujours est-il qu’Éric Felley met tout son talent au service de ce subterfuge. Bien loin des papiers anodins, prémachés, vite digérés, que l’on peut craindre du journaliste qu’il est, c’est au contraire avec brio qu’il donne la parole à C., dont la vie n’est que le long récit d’un inadapté, confronté qui plus est à une mort qu’il n’a pas voulue. La petite Lisa, devenue son amie la plus proche, bien que muette, l’entraine dans d’autres réalités, bien loin de notre monde. Que les incantations ou les prières aboutissent ou n’aboutissent pas, qu’importe. Comme un chant lancinant, comme un réconfort, elles obsèderont notre narrateur, pourtant loin d’être un sot. Et au milieu une phrase parmi d’autres, comme un clin d’œil de l’auteur à l’auteur et de son « évidente ruse du Tordu que de mélanger la réalité et la fiction ».

Éditions de L’Aire