Entretien avec Lolvé Tillmanns

tillmanns_BAN

Amandine Glévarec – Ce qui interpelle tout d’abord, pour ceux qui comme moi ont lu 33, rue des Grottes, c’est le changement radical de sujet. Comment en es-tu arrivée à passer d’un thème post-apocalyptique à un roman familial ?

Lolvé Tillmanns Chaque roman est un chemin, une aventure et je n’aime pas refaire les mêmes balades. Et finalement, je ne suis pas certaine que ces deux histoires soient si distantes l’une de l’autre. Certains thèmes se retrouvent dans tout ce que j’écris, même si l’emballage peut être radicalement différent.

A. G. – Quels sont ces thèmes communs à tous tes livres? S’agit-il à proprement parler d’obsessions ou de questions dont tu aimerais trouver les réponses?

L. T. – Il me semble que j’écris toujours sur le trauma et ses répercussions sur les personnes. Les drogues, la religion, la folie, la violence et la résilience ne sont jamais loin. Je ne cherche pas de réponse (je doute qu’il y en ait), je m’observe, j’observe les autres et je tente de rendre compte de ce que je vois et ressens.

A. G. – D’où t’est venue l’idée, ou l’envie, d’écrire un roman polyphonique ? 

L. T. – Il m’est toujours difficile de me contenter d’une seule interprétation de la réalité. Et pour raconter l’histoire d’une famille, il me semblait indispensable de faire appel aux souvenirs de ses membres.

A. G. – Fatalement devant un projet aussi ambitieux, on s’interroge sur ce qui est acquis et ce qui est inné. Sans indiscrétion aucune, ce roman familial trouve-t-il résonnance dans ta propre histoire, ou as-tu juste passé des centaines d’heures pour bûcher ton sujet (la Seconde Guerre, l’exil, la judéité, etc.) afin de donner l’impression au lecteur de si bien le maîtriser ?

L. T. – Les parents de mon père ne se seraient jamais rencontrés sans la Deuxième guerre mondiale et la persécution des Juifs d’Europe. Ces thèmes me concernent et m’intéressent depuis longtemps. Mais comme dans tous mes romans, il ne s’agit pas d’autofiction. Cette famille n’est pas la mienne. Pourtant, il y a de moi dans chacun des personnages et certains évènements sont véridiques ou fortement inspirés de la réalité. Et pour ceux qui sont créés de toute pièce, je me suis documentée au mieux de mes possibilités afin de proposer des événements crédibles et de ne pas induire en erreur le lecteur qui ne connaîtrait pas les sujets traités.

A. G. – La question de la transmission, consciente et inconsciente, est au cœur de ton roman. Les trois fils de Becca ont chacun hérité d’une facette de leur mère, comme le relève très justement leur père. De la même manière, le secret de Rosa semble peser sur les épaules de tous les membres de sa descendance, qu’ils soient au courant ou non. Crois-tu que nous sommes en partie la résultante de tous ceux qui nous ont précédés ?

L. T. – Oui. Nos gènes, l’histoire familiale et l’environnement dans lequel nous vivons nous façonnent et influencent tout ce que nous sommes. Je doute souvent d’avoir un véritable libre arbitre.

A. G. – La Seconde Guerre et les camps de concentration sont au cœur de cette histoire familiale, sans trop en dévoiler l’intrigue. Crois-tu que ces événements terribles, auxquels la littérature revient sans cesse, ont changé la face du monde et le regard que nous portons sur notre espèce ?

L. T. – Je crois que la littérature occidentale y revient sans cesse tant le trauma est profond. La fleur de notre civilisation a mis le monde à genoux et a commis le plus stupide et peut-être le plus grand crime de l’histoire. La Deuxième Guerre mondiale et en particulier la Shoah nous apprennent que rien ne nous protège de la plus folle des barbaries, ni la culture, ni l’éducation, ni le développement économique. Bien au contraire. C’est de cela qu’il faudrait se souvenir. Mais je ne suis pas certaine que l’on s’en souvienne très bien. Il me semble que la parole raciste et antisémite s’est libérée depuis quelques années ; des bananes pour la ministre de la Justice française, des humoristes qui invitent les négationnistes à rigoler avec eux, les migrants associés à des parasites, les musulmans et les Roms quotidiennement diffamés. Le tabou craque et ce n’est pas pour parler plus librement de ce que l’histoire nous a fait, mais pour se laisser aller, encore, à animaliser l’autre, à l’extraire de l’humanité.

A. G. – Dans Rosa, les femmes ont du mal à assumer leur rôle maternel, et sont souvent aidées voire remplacées par leurs maris. Comme peut l’être le thème des camps de la mort, le manque d’attention maternel peut être considéré comme un sujet épineux à notre époque. C’est important de dire ce que beaucoup ne veulent pas entendre?

L. T. – Les clichés m’intéressent, j’aime bien les chatouiller et m’interroger sur mes propres préjugés. J’essaie de proposer des personnages « vrais » et donc complexes. Ce faisant, la maternité n’apparaît jamais comme une donnée facile. Je veux parler de la vie et des gens, pas d’archétypes déformés par des idées toutes faites par d’autres. Je ne me vois pas comme une artiste engagée, mais je ne m’imagine pas écrire un roman qui ne dirait rien sur nous, qui ne questionnerait pas. Je préfère déranger au risque de déplaire, plutôt que de gentiment séduire.

A. G. – Le personnage de Becca est au centre de ton roman. Elle se retrouve phagocytée par son besoin de création, jusqu’à perdre contact avec la réalité. Un artiste peut-il se retrouver dévoré par quelque chose de plus grand que lui? 

L. T. – S’il le choisit, oui. Et cette disparition dans le travail ne concerne pas que les artistes…

A. G. – Tu remercies tes quatre relecteurs attitrés, et je me dis qu’ils ont du faire preuve d’une vigilance hors-norme, car les voix se croisant dans ton roman, il aurait été facile de laisser passer des contradictions. As-tu travaillé soigneusement ton plan avant de commencer l’écriture proprement dite ? 

L. T. – Je suis très organisée, je fais des plans, je prends des notes, puis j’écris. Mes relecteurs m’aident à améliorer le texte sur d’autres plans. Le défi est plutôt pour moi de ne pas faire ressentir cette façon de travailler dans le texte, que le lecteur puisse se laisser emporter sans être gêné par un excès de structure.

A. G. – Question subsidiaire mais souvent la plus rigolote : et si tu nous écrivais un roman érotique la prochaine fois Lolvé ? ;)

L. T. – Un recueil de nouvelles, ça ferait l’affaire ? Il faut que je le retravaille un peu, mais il est déjà tout écrit…