Amandine Glévarec – Qui se cache derrière les éditions Atrabile ?
Daniel Pellegrino – À l’heure actuelle, Atrabile c’est trois personnes : Aline Peter, graphiste, qui nous a rejoints il y a deux ans environ ; Benoît Chevallier, également graphiste, avec qui j’ai fondé Atrabile il y a maintenant 18 ans ; et ma petite personne.
A. G. – Et vous, qui êtes vous, cher Daniel ?
D. P. – Daniel Pellegrino (ex-libraire, ex-loueur de K7 vidéo, ex-cancre momentanément égaré dans une école de commerce).
A. G. – Comment définir votre ligne éditoriale ?
D. P. – Difficile à définir ! Disons qu’elle est en partie un reflet de nos goûts et de nos intérêts (qui ont bien sûr évolué durant ces 18 années). Chaque nouveau livre apporte également sa couleur à l’ensemble… On s’attache primordialement à une bande dessinée plutôt narrative, mais qui sort un tant soit peu des sentiers battus, voire qui navigue franchement dans les eaux de l’expérimentation. Donc notre ligne éditoriale se situe quelque part entre ses deux piliers : l’envie de raconter et la volonté d’expérimenter. De plus, je crois que la majorité de nos livres s’intéressent à l’être humain, à son « fonctionnement », soit en questionnant, soit en livrant une certaine vision du monde.
A. G. – Quel est le point commun de vos auteurs, s’il y en a un ?
D. P. – Eh bien justement, les auteurs avec lesquels nous collaborons sont bien des « auteurs », et donc pas uniquement des « scénaristes professionnelles » ou des dessinateurs versatiles qui s’adaptent suivant la commande. Ce sont des artistes avec leur voix et leur « univers » bien à eux.
A. G. – C’est compliqué aujourd’hui de faire de la BD en Suisse ?
D. P. – Ça dépend de ce que vous entendez par « faire de la bande dessinée ». La bande dessinée, comme la littérature en général, a le grand avantage d’être facilement abordable, dans la mesure où il vous suffit d’un crayon et d’une feuille pour en créer… Au contraire du cinéma par exemple… Et la démocratisation des outils informatiques, les changements techniques dans le monde de l’impression ont rendu le fait de publier un livre plus facile que jamais… Maintenant en vivre, en Suisse ou ailleurs, c’est une autre problématique…
A. G. – Concrètement, vous en sortiriez-vous sans subventions ? Arrivez-vous à vous dégager des salaires ?
D. P. – Actuellement nous arrivons à dégager deux salaires, mais pas vraiment mirobolants, sans vouloir faire pleurer dans les chaumières. Les subventions sont entrées dans la vie d’Atrabile en 2011 (jusqu’alors on se débrouillait sans) et il faut admettre qu’aujourd’hui il serait très très très difficile de s’en passer.
A. G. – Le parfum des hommes est une magnifique BD mais aussi une dénonciation de l’envers de l’industrie des smartphones. La BD est-elle, de nos jours, en train de sortir du simple cadre ludique pour devenir un vecteur d’informations, au même titre qu’un autre média ?
D. P. – Je suis personnellement assez dubitatif face à un grand nombre de bandes dessinées « à sujet » que l’on voit fleurir depuis quelques années (au point qu’il semblerait que cela soit devenu le fonds de commerce de certains éditeurs). Je ne pense pas qu’un sujet de société face obligatoirement une bon livre, ni qu’il suffise de partir deux semaines en Syrie pour en faire une bande dessinée intéressante. Pour moi une bande dessinée « réussie », intéressante, est avant tout un objet artistique complet, avec ou sans « sujet ». Maintenant, que la bande dessinée puisse être perçue comme autre chose qu’un pur produit de distraction, tant mieux, mais ça serait dommage que cela se fasse en créant une nouvelle forme de « formatage », comme la popularisation du terme « roman graphique » et des œuvres que ce terme qualifie semble le montrer. Il me semble que le vrai grand intérêt de la bande dessinée aujourd’hui reste son potentiel créatif et artistique, et que ce potentiel reste encore minoritairement abordé par la majorité des « acteurs » du milieu.
A. G. – Et si vous nous touchiez un mot de votre dernière parution : Blackface Babylone ?
D. P. – Blackface Babylone est le nouveau livre de Thomas Gosselin, et le troisième que nous faisons ensemble. On y suit, au départ, un groupe de Blackface (ces « artistes » du début du siècle passé qui se grimaient en « nègres » durant leur spectacle) qui vont devoir composer avec des commandements divins qui leur somment d’être à la fois plus que 9 mais moins que 10 (ce qui explique pourquoi le livre à partir de la page 10 est numérotée avec des chiffres inventés par l’auteur, et qui se situent donc entre le 9 et le 10). C’est, comme à chaque fois avec Gosselin, une œuvre complètement inclassable, qui convoquent aussi bien des textes bibliques que les mathématiques, la philosophie, la logique… Une œuvre qui correspond tout à fait à notre ligne éditoriale évoquée plus haut.
A. G. – Question subsidiaire mais fondamentale : Qu’est-ce que c’est que l’A3 ? Comment adhérer ?
D. P. – L’A3, c’est l’Association des Amis d’Atrabile. Elle a été créée en 2012 pour nous épauler et nous soutenir durant cette année où nous avons vécu une grosse crise financière. Les deux axes qui la gouvernent toujours aujourd’hui sont, selon ses statuts mêmes, de » soutenir les Éditions Atrabile, ainsi que d’encourager et de contribuer au développement d’un intérêt public pour le dessin et la bande dessinée, principalement à Genève mais également à l’étranger. »
On peut s’y inscrire sur www.a-3.ch et recevoir, suivant le montant de l’adhésion, une sérigraphie originale, un livre inédit, voire même tous nos livres pour l’année en cours.
A. G. – Question subsidiaire mais non fondamentale, quoique. Et d’ailleurs, ça vient d’où ce nom, Atrabile ?
D. P. – Atrabile veut dire « bile noire », fluide dont l’excès dans le corps passait pour être la source de la mélancolie et d’un caractère un peu négatif, selon la médecine antique.
J’imagine que cela devait correspondre à notre état d’esprit au moment de la création d’Atrabile !