Le Patient zéro – Baptiste Naito

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Dans son premier roman, Babylone, Baptiste Naito nous conviait à une errance dans les rues de Lausanne. Récit initiatique, quelque peu énigmatique, foisonnant de détails et sans doute un peu particulier. C’est à un autre voyage, d’une dimension plus internationale, auquel l’auteur nous invite aujourd’hui, avec son nouveau titre, Le Patient zéro. Ce surprenant périple, sur les traces d’un jeune steward de la compagnie Swissair, nécessitera une attention soutenue et surtout une certaine confiance dans le dessein de l’écrivain. C’est que Baptiste Naito a son style bien à lui, et une façon toute personnelle de raconter des histoires.

Quand l’avion s’arrête au bout de la piste, les passagers se taisent brusquement. Pendant un instant, je ne pense plus à moi : j’oublie mon pantalon blanc, ma chemise et mon gilet ; j’oublie mes cheveux et ma moustache et ne pense plus au maintien de mon corps, à l’expression de mon visage et à mon insigne de Swissair. Les mains derrière la nuque, Carole noue son foulard ; elle incline la tête et fronce les sourcils. Fred et Simon peuvent dire ce qu’ils veulent, elle n’est pas si belle ; elle vient de Suisse allemande ; je ne le croyais pas, à cause de son nom de famille et tout, mais ça ne veut rien dire ; on ne peut pas se fier à ça ; après tout, le canton de Vaud est à moitié bernois.

Je reste tout d’abord perplexe devant les premières pages de ce second roman. D’une part, je ne sais pas où veut en venir l’auteur en nous décrivant un quotidien somme toute banal. D’autre part, je n’arrive pas à m’attacher à ce narrateur dont la prétention n’égale que la vacuité. Ce jeune anonyme ne mérite même pas un prénom mais se croit irrésistible, furieusement intelligent et incroyablement malin. Un blaireau, comme on disait alors, dans les années 80. Une pointe de pitié tout de même devant les conversations rapportées, qui nous laissent sans peine comprendre que son entourage partage notre point de vue. Mais notre antihéros porte des œillères, et reste bien décidé à les garder. C’est que pour survivre au fait d’être soi, il faut savoir recourir à quelques subterfuges.

– Chouette ! Allons-y ! s’écrie Suzanne.
Je me moque un peu d’elle et nous suivons Fred qui marche rapidement. Je me retrouve à côté de Martine pendant que les autres nous distancent. Je soupire, je n’ai pas envie d’avoir une nouvelle conversation avec elle. J’hésite à courir pour rattraper les autres, mais je ne peux quand même pas faire ça. En plus, je suis maintenant presque sûr qu’elle est jolie, pas sublime – elle ne fait peut-être pas 7, comme je le pensais tout à l’heure, mais elle est bien à 6-6 ½. Je lui parle un moment du vendeur de la boutique d’appareils électroniques et elle m’écoute de nouveau d’un air impassible, comme si elle n’était touchée par rien de ce qu’on lui disait.

Qu’il soit celui par qui le SIDA arrivera en Suisse ne reste finalement qu’un détail ; ce qui est fascinant dans ce roman est la façon dont Baptiste Naito s’empare d’un personnage pour lui donner vie, dans ses doutes et contradictions, dans ses accès de violence comme dans ses moments de désarroi. D’un personnage de papier faire un être humain. Un très mystérieux processus qui me laisse pantoise. Comprendre l’utilité d’une histoire, après tout à quoi bon, mais accepter de suivre le vécu d’une âme incarnée spécialement pour nous, d’accord. Pleurer sa disparition quand le moment arrivera (ce n’est pas un scoop, vous vous en doutez), un petit miracle comme seule la littérature peut en produire. Je me retrouve toujours empruntée quand je veux parler des livres de Baptiste Naito, car ce n’est pas ce qu’ils racontent – et que je pourrais donc retranscrire – qui compte, mais bien la façon dont ils me marquent et continuent de m’interroger bien après que je les ai refermés. Toujours ce sentiment de passer à côté, de ne pas avoir ce qu’il faut (du cœur ou de l’esprit ?) pour les comprendre dans leur globalité. Un auteur atypique, inclassable, vous l’aurez compris, mais – de toute évidence – un écrivain à suivre, de près.

Je saisis un verre sur une table et cherche des yeux quelqu’un avec qui je pourrais parler. À l’époque, déjà, pendant les pauses, il fallait trouver des gens avec qui discuter pour ne pas se retrouver seul et passer pour un de ces types qui n’avaient pas d’amis. Pendant les camps et les sorties, c’était encore pire. Chaque fois qu’on allait manger ou qu’on avait du temps pour faire les magasins – à Rome, pendant notre voyage d’étude, par exemple –, il y avait les mêmes, autour de Pierre-François, qui partaient entre eux et méprisaient ceux qui ne faisaient pas partie de leur groupe. Bien sûr, je ne me suis jamais retrouvé parmi les pauvres types qui jouaient aux échecs ou qui restaient dans leur coin à échanger des timbres ou à parler de livres, mais c’était quand même n’importe quoi.

Éditions de L’Aire