Entretien avec Baptiste Naito

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Amandine Glévarec – Cher Baptiste, Babylone était un livre particulier, avec un style à part, que retiens-tu du livre que tu as écrit ? De l’accueil du public ?

Baptiste Naito – Depuis que je l’ai terminé, je n’ai pas relu Babylone. L’image que j’en ai ne correspond certainement pas à celle qu’en ont gardée ses lecteurs.

De ce qui a suivi sa publication, je retiens surtout les rencontres qu’il m’a permis de faire et les échanges que j’ai eus à son propos. Après avoir passé des mois seul devant mon texte, il était très agréable de pouvoir en parler avec les lecteurs.

A. G. – Dans Le Patient zéro, le lecteur peut retrouver cette « distanciation », les détails sont peut-être moins présents mais continuent de faire leur effet, est-ce une nécessité pour toi de prendre des chemins de traverse ?

B. N. – Non, pas du tout. Mon écriture découle de l’histoire que je souhaite raconter. Une fois que je perçois mon narrateur avec suffisamment de précision pour savoir ce que lui percevrait dans une situation donnée, ce que lui ressentirait ou penserait, le style s’impose naturellement.

Mes deux premiers romans sont écrits à la première personne parce que cela permet de résoudre les problèmes posés par la narration à la troisième personne. Pourquoi le narrateur perçoit-il ceci ou cela ? Pourquoi pose-t-il tel ou tel jugement ? Pourquoi s’exprime-t-il de cette façon ? Pourquoi recourt-il à ce lexique et à ces structures syntaxiques ? Ce sont des questions auxquelles l’auteur doit pouvoir répondre et ce sont des problèmes qu’il est difficile de résoudre quand l’instance narrative n’est pas définie.

Le choix d’une narration à la première personne découlait également du fait que la conscience que nous avons du monde et de nous-mêmes est l’un des sujets principaux de Babylone.

A. G. – Le personnage de ton deuxième livre est à peu près tout sauf un homme sympathique, bien qu’il arrive à nous émouvoir à certains moments. Comment le qualifier ? Égoïste, inculte, naïf ? Comment as-tu pu donner naissance à ce type-là alors que tu sembles plutôt être un homme doux et à l’écoute ?

B. N. – Ce personnage est en effet détestable. Comment ai-je pu lui donner naissance ? J’ai l’impression que les sentiments de répulsion que j’éprouve pour lui sont proches de ceux que je peux, parfois, ressentir à mon propre égard. Je n’éprouve pas de sentiments particulièrement négatifs par rapport à moi-même, mais la prise de conscience de ce que nous sommes comporte toujours quelque chose de profondément déplaisant. D’un certain point de vue, c’est comme si Le Patient zéro, correspondait au portrait que le personnage de Dorian Gray possède dans le roman d’Oscar Wilde.

A. G. – Le thème du racisme revient à plusieurs reprises, les Français se prennent d’ailleurs quelques volées de bois vert au passage, en quoi ce thème-là t’importait-il ? 

B. N. – L’écriture ne se justifie, selon moi, que dans le rapport qu’elle entretient avec la vie. Si j’avais la certitude que mes lecteurs n’apprenaient rien et ne voyaient pas le monde différemment après m’avoir lu, je cesserais tout de suite d’écrire. Je trouve que l’assimilation de la littérature à une forme de divertissement est une conception dépréciative et profondément décourageante. Si l’écriture ne servait qu’à divertir, il y aurait une infinité de choses plus utiles à faire.

Tout cela pour dire que si j’ai choisi d’écrire sur le racisme et la xénophobie, c’est qu’il me paraît indispensable de comprendre pourquoi et comment tant de gens, dont la plupart sont par ailleurs parfaitement respectables, sont xénophobes dans leurs propos ou dans leurs actes.
Nous avons tendance à penser que le monde existe à l’extérieur et indépendamment de nous-mêmes, mais beaucoup de problèmes disparaîtraient si nous comprenions en quoi ce que nous pensons et faisons individuellement est lié aux défis qui se posent à l’humanité dans son ensemble.

A. G. – Tu m’as dit à l’occasion que tu n’étais pas tellement sûr toi-même de ce que tu avais écrit, ce qui ne cesse de me trotter dans la tête. Comment vois-tu l’écriture, quelle est ta méthodologie pour parvenir à aboutir à un roman ?

B. N. – Je pense effectivement n’avoir qu’une compréhension partielle de ce que j’écris. J’évoquais tout à l’heure Le Portrait de Dorian Gray, mais je n’étais pas du tout conscient de tout cela quand j’écrivais Le Patient zéro.

Concernant ma méthodologie, je n’ai aucune idée de la manière dont naissent les idées qui constituent mes romans. Je n’ai pas non plus l’impression d’être l’auteur de ces histoires. J’ai le sentiment de transcrire des choses qui existent indépendamment de moi.
Le seul principe que j’applique est de faire en sorte d’obtenir le meilleur résultat possible. Entre deux mots, deux éléments syntaxiques, deux phrases, deux scènes ou deux chapitres, il y en a toujours un qui est meilleur que l’autre. Tout le travail de l’écriture consiste à évaluer toutes les possibilités qui s’offrent à nous et de choisir les meilleures. Cela étant, la qualité de ce que nous écrivons ne dépend plus que de notre sensibilité et de la valeur que nous accordons à ce que nous écrivons ou, autrement dit, du temps que nous sommes disposés à accorder à notre travail.

A. G. – L’image du père est souvent mentionnée au début du livre, puis quasiment plus du tout. Le lecteur en arrive même à se demander si le narrateur n’a pas fait du mal à son paternel. En quoi ce lien peut-il expliquer l’homme adulte qu’est devenu ton personnage ?

B. N. – J’ai écrit le livre de manière à ce que le comportement du personnage principal soit explicable à partir de son passé, mais comme c’est ce personnage lui-même qui raconte l’histoire, la relation de certains événements aurait rendu le texte incohérent. Certains événements déterminants de sa vie ne sont pas, ou partiellement, révélés parce qu’étant donné sa psychologie, le narrateur ne pourrait tout simplement pas les évoquer.

A. G. – Finalement Le Patient zéro nous parle de l’arrivée du SIDA en Suisse, pourquoi ce thème très spécifique t’a-t-il intéressé au point de donner naissance à ce livre ? Était-ce un point de départ ou juste un détail, parmi d’autres finalement. 

B. N. – Ce n’était pas le point de départ du roman, mais c’est un élément que j’ai rapidement intégré au projet sur lequel je travaillais. Je n’en étais pas conscient à ce moment-là, mais les souvenirs que je gardais de mon enfance ont certainement joué un rôle quand j’ai choisi le thème de mon roman.

À l’époque, au début des années 1990, le sida était encore cette maladie terrifiante face à laquelle la médecine semblait totalement impuissante. Je me souviens avoir été frappé par la violence de ce qui se passait. C’était vraiment effrayant. Il y avait toutes ces choses qu’on entendait sur les gens qui tombaient malades et qui mouraient. Il y avait aussi ce ton avec lequel les gens parlaient de cette maladie, ce ton qui révélait le fait qu’il s’agissait d’un fléau épouvantable.

A. G. – Je vais faire ma curieuse mais je suis sûre que tu as déjà beaucoup d’idées en tête pour la suite. Sur quels sujets vas-tu travailler désormais ?

B. N. – Je continuerai probablement à explorer les deux domaines qui se trouvent au cœur de mes deux premiers romans, la Suisse contemporaine et la manière dont nous prenons conscience de la réalité.

Au mois de janvier dernier, j’ai commencé à écrire mon troisième roman. C’est un projet qui avance rapidement, mais il me faudra probablement quelques années pour l’achever.

Parallèlement à l’écriture, je réfléchis en permanence aux romans que je pourrais écrire, mais je n’arriverai malheureusement pas à tous les réaliser. Avec les projets que j’ai retenus jusqu’à maintenant, j’ai déjà du travail pour les dix à vingt prochaines années !

A. G. – Question subsidiaire mais totalement indispensable, toi qui sembles être un homme des plus discrets, en quoi l’écriture est-elle une nécessité telle que tu t’obliges à te rendre public ? 

B. N. – Je n’ai pas l’impression de devoir me contraindre à quoi que ce soit de désagréable, mais si je trouve l’élan nécessaire pour passer tout ce temps à écrire, en plus de tout ce qu’implique le fait d’avoir une famille et d’exercer une activité professionnelle à plein temps, c’est qu’il y a une partie de moi qui pense que tout cela est extrêmement important. Je ne pourrais pas expliquer rationnellement ce sentiment, mais il est là, au cœur de ce qui me fait écrire.

L’écriture est par ailleurs une activité extrêmement plaisante. Pendant que j’écrivais Le Patient zéro, il m’arrivait de vivre des moments de grande exaltation, il m’arrivait de rire tout seul de ce que faisait ou disait mon narrateur et quand j’ai écrit les dernières pages du roman, j’ai été ému aux larmes par ce que j’écrivais.