Tous les lointains sont bleus – Daniel de Roulet

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Dis-moi d’où tu viens et où tu vas, je te dirai qui tu es. Bien que la plupart des voyages ayant inspiré les souvenirs que Daniel de Roulet nous livre dans Tous les lointains sont bleus aient eu des motifs professionnels, c’est bien l’image personnelle d’un écrivain qui se dessine en filigrane au cours de notre lecture. Souvent drôle, parfois même caustique quand les circonstances l’exigent, n’hésitant pas à se moquer de lui-même, ce qui le rend formidablement attachant, l’auteur nous fait partager son point de vue sur un monde qui marche, plus souvent qu’à son tour, sur la tête. Mais que de surprises, que de diversité aussi, et ces belles rencontres qui font qu’on ne les oublie pas, même en ne les ayant pas vécues soi-même.

Ce 11 septembre 2001 au soir, je téléphone à mon éditeur américain. Il habite une ancienne usine sur la rive ouest de Brooklyn, à la hauteur de la pointe de Manhattan. Toute la paroi vitrée de son loft, qui lui sert d’appartement, de bureau et d’entrepôt, encadre la silhouette terminée par les deux tours jumelles. Il m’a dit que le matin, après avoir emmené ses enfants à l’école, il est retourné chez lui à neuf heures. Par la baie vitrée, il a découvert la première tour qui brûlait, puis il a vu l’avion qui empalait la deuxième, puis il a suivi l’effondremenent des deux. Son fils, ce matin-là, se trouvait à l’école à Manhattan, non loin des tours. D’un coup la lumière s’est éteinte et les écoliers ont été invités à quitter rapidement la classe. Puis à s’éloigner du quartier. Son fils est sain et sauf. Mais la mère d’un de ses collaborateurs travaillait dans l’une des tours. Ses chances de survie sont nulles.

Daniel de Roulet est un conteur hors pair, et bien qu’il soit modeste en présentant ces souvenirs comme de simples notes prises sans effort de style, on ne peut que saluer une écriture élégante et surtout un œil imparable qui sait discerner le dernier arbre dans le camp d’Auschwitz, observer le creusement à mains nues d’une tranchée dans une rue de Pondichéry ou retenir le regard vide des enfants nus de Manille. Mais, taquin, l’auteur nous emmène aussi visiter Belfast en nous racontant son inénarrable quête d’une nouvelle paire de chaussures. Un prétexte comme un autre, finalement, pour côtoyer ceux qui au quotidien côtoient la guerre. Et toujours cette distance respectueuse, qui pourrait passer pour de l’indifférence, mais qui n’est que la conscience de l’homme qui sait qu’il n’est que de passage, et que son empathie – réelle et authentique – ne suffira pas à faire cesser le malheur qui plane au-dessus des têtes de la majorité des hommes de ce monde. Mais le témoignage, personnel, arrive jusqu’à nous, et c’est déjà une petite victoire sur l’oubli et le déni.

Le matin suivant, dans un institut universitaire assombri par une panne de courant, je me présente, discute avec les étudiantes de la littérature en général et de la manière de la produire en particulier. Comme on me l’a demandé, je propose un exercice d’écriture. Écrivez donc une courte histoire qui se passe aujourd’hui, en mars 2003 à Hanoï. Une heure plus tard, les jeunes filles lisent leur prose. Je suis obligé de constater qu’elles mettent toutes en scène un narrateur masculin. Je n’arrive pas à leur faire expliquer pourquoi. J’insiste sur le rôle critique de la littérature qu’il ne faut pas confondre avec la publicité, voire la propagande. Alors se produit dans l’auditoire un remue-ménage dont je ne comprends pas la nature. Soudain on me tend un bouquet de fleurs. C’est pour me remercier, mais il n’est que onze heures et je devais terminer à midi. Je m’étonne, le professeur annonce qu’il faut clore. Plus tard, je comprendrai que mes remarques contre la propagande en littérature ne sont pas du goût du régime. Je suis allé trop loin. Ici les idées ne sont pas tout à fait libres.

Ne laissons pas croire que Tous les lointains sont bleus soit un livre grave, au contraire j’insiste sur cet art majeur de la littérature de voyage qui sait nous peindre des décors inconnus et surtout nous faire passer du rire à l’émotion en quelques pages. Daniel de Roulet a beaucoup parcouru notre monde, c’est peu de le dire, et bien que sachant d’où il vient et ne manquant pas de nous parler de sa Suisse, il a su aussi s’ouvrir aux différences qui s’offraient à lui. Un recueil de souvenirs comme une porte d’entrée dans l’œuvre de l’un de nos plus grands écrivains romands contemporains.

Éditions Phébus