Avec les chiens – Antoine Jaquier

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En partant d’une idée a priori assez simple – trois hommes décident de se venger du bourreau de leurs enfants – Antoine Jaquier construit une histoire aux circonvolutions complexes. À lire d’une traite, tant la tension est palpable et l’envie d’avancer dans l’horreur réelle, Avec les chiens fait clairement partie des romans dont vous garderez le souvenir. Certains crieront au sordide, c’est entendu, mais la majorité ne pourra que saluer les portraits psychologiques finement ciselés de tous les protagonistes en place. C’est que l’esprit humain ressemble plus à un océan en furie qu’à un lac apaisé, et il est rare de voir aussi bien décrit, en à peine 200 pages, la façon dont plusieurs personnages peuvent évoluer, pour le meilleur – ou pour le pire.

Alors qu’il a pris perpétuité, Gilbert Streum sort de prison après 13 ans de réclusion. La libération du monstre est annoncée dans les titres du 20 heures. Michel dîne en famille.
La nouvelle explose comme une bombe en temps de paix.
Aux dire des avocats de l’époque, rien ne laissait présager l’arrivée de ce jour. Le milieu carcéral devait être son tombeau.
– Aucun juge ou psychiatre ne laissera cet animal sans entraves, clamait la justice en 2000.
De l’eau a coulé sous les ponts et la magistrature a changé.
L’ogre de Rambouillet sort et personne n’a pris la peine de prévenir les familles – c’est à la télé qu’elles l’apprennent.
Ne sachant traiter l’information, le cerveau de Michel disjoncte.

Alors bien sûr, l’écriture d’Antoine Jaquier ne mise ni sur un vocabulaire recherché, ni sur des effets de manche stylistiques. Le tout est très factuel, mais sommes-nous finalement autre chose que ce que nous faisons ? Cette approche permet avec justesse de donner vie à des personnages aux personnalités sinueuses. L’important dans Avec les chiens est que tout ce qui nous est raconté est plausible. Syndrôme de Stockholm, perversion ou sociopathie, dans tous ces cas il est intéressant de constater à quel point un être humain peut réécrire ce qui lui est arrivé, ce qu’il a subi ou ce qu’il a fait subir, en y intégrant une logique propre, afin de pouvoir l’accepter, le justifier et l’assumer. Ce second roman remplit donc ses promesses, et surpasse même notre attente, car une fois la lecture terminée l’esprit continue d’enrouler et de dérouler ce qu’il a ingéré.

Mais je vois bien que le chemin n’est pas le bon.
Je demande pourquoi.
– Tais-toi.
J’insiste.
Gilbert stoppe la voiture, ouvre sa portière et monte à l’arrière.
Avec son poing, il m’éclate le visage.
Pas de mots pour exprimer ma douleur.
Je vois les étoiles.
Il reprend sa place devant et démarre. Je suis sonné. J’ai l’impression qu’il m’a cassé des dents. C’est la première fois qu’on me frappe à la tête.
Ma lèvre saigne.
Je n’insiste pas.
Je n’aurai pas de hamburger ce soir.
Ni d’œuf au plat.
Ni de maman.

Mais revenons-en à l’histoire qui, pour mon plus grand bonheur (totalement chauvin), se déroule en France. Patrick, Michel et Jesús ont tous trois perdu un fils, victime de l’ogre de Rambouillet. À la grâce des remises de peine, celui dont l’opinion publique avait réclamé la tête un peu plus d’une décennie auparavant sort de prison – plus tôt que prévu. Vient alors le moment pour les pères de mettre à exécution le pacte secret qu’ils avaient conclu, sur fond d’envies de vengeance. Mais le bras armé désigné va se retrouver désarmé par ce qu’il n’avait pas anticipé : la relation malsaine qu’il va nouer avec le monstre. Rien n’est simple en ce bas-monde, et rien à dire sur l’imagination foisonnante de l’auteur. Vous croyez pouvoir anticiper ce qui va se passer. Détrompez-vous. Antoine Jaquier est surprenant, ses personnages le sont tout autant.

Identifier le corps décomposé de son enfant anéantit tout espoir d’une reconstruction future.
Même si la guerre est terminée, ils l’ont perdue. Ne reste que des plaies à panser et certaines cicatrices ne se referment pas. Seule l’idée de vengeance donne, certains matins, la force de se lever.
– Ne pouviez-vous pas surveiller votre gosse ? inscrit l’opinion publique dans les regards qu’ils croisent.
Même leurs propres femmes ne les soutiennent pas. Trop dévastées pour le faire, elles réclament l’impossible ou se cloîtrent dans un mutisme effarant.

J’insiste souvent sur la construction et sur l’impact qu’une élaboration réfléchie peut avoir sur le plaisir de la lecture. Dans ce domaine, Antoine Jaquier assure, assurément. Entre passé et présent, explications de dernière minute et retours en arrière réussis, il sait tenir en haleine son public. Là où nous avions cru avoir toutes les cartes en main, voilà qu’il nous étonne encore en expliquant ce qui ne nous avait même pas interrogé, le rôle des grandes absentes. Bien vu. Un essai transformé pour ce jeune auteur romand, et ça fait plaisir. Vivement le troisième.

Éditions L’Âge d’homme