Le Suissologue – Diccon Bewes

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En ce jour de fête nationale suisse, j’ai décidé de vous parler d’un Anglais. Diccon Bewes, de son petit nom, est effectivement sujet britannique, mais par ailleurs résident helvétique, bernois pour être exacte. Certains d’entre vous connaissent peut-être Le Chrysanthème et le sabre, célèbre ouvrage d’anthropologie à destination des GI’s envoyés au Japon après la Seconde Guerre mondiale. Ce livre a la particularité d’avoir été écrit par Ruth Benedict qui n’avait jamais, de sa vie, foulé le sol de l’Empire du soleil levant. Pour donner naissance à ce magnifique Suissologue, Diccon a lui – par contre – donné de sa personne. Mais l’usage reste le même : comment appréhender la culture, la mentalité, la politique, l’histoire, les références d’un pays dont on ne sait rien, ou pas grand-chose. La Suisse, en l’occurrence.

Parmi les fractures qui ont jalonné l’histoire de la société suisse, la moins claire de toutes est sans doute celle du clivage religieux. Il y a des protestants qui parlent français, des catholiques qui parlent allemand, et vice versa. Les cantons ne sont pas non plus divisés en deux camps ennemis et la répartition géographique selon un schéma est-ouest ou nord-sud n’existe pas. En fait, le fossé entre catholiques et protestants n’intéresse plus grand monde aujourd’hui. Pour la plupart des Suisses, il est beaucoup plus important de savoir où vous vivez, comment vous votez et quelle langue vous parlez. En contribuant à la création de la Suisse moderne, le christianisme s’est converti au consensus. Autrefois, il aurait été impensable qu’une religieuse catholique se promène à Berne pendant que sonnent les cloches de la cathédrale (protestante), aujourd’hui c’est normal. Pour moi, cette scène fait partie des moments que j’affectionne ; non pas à cause de la merveilleuse sonorité des cloches qui carillonnent à intervalles réguliers toute la semaine, ni même parce que les seules bonnes sœurs que j’ai vues en Angleterre étaient celles de la Mélodie du bonheur. Mais parce que c’est la représentation de ce qu’une société peut atteindre si elle essaie vraiment.

Expatriée moi-même, vous allez me dire que j’ai l’obsession des migrants, alors qu’au final c’est tout l’inverse. Cette Suisse, ma Suisse, qui me paraît si paradoxale, parfois énigmatique, un peu protestante, souvent germanique, que j’ai bien du mal à définir, mais que j’aime pour ses Suisses, plus que pour tout le reste (il manque la mer, quand même), quel plaisir que de la découvrir par les yeux d’un autre, étranger comme moi (mais Anglais. Va pour l’entente cordiale sur ce coup-là). Dans quelle mesure sommes-nous influencés par l’endroit où nous avons grandi, par l’endroit où nous vivons ? Je n’aurai sans doute jamais la réponse. Mais s’intéresser à ceux qui nous entourent, là est la clef. En ce jour célébrant le pacte fondateur de la Confédération, quelles que soient nos origines, quelles que soient les raisons qui nous ont fait venir, ou qui nous ont donné envie de rester, faisons nôtre la fameuse devise helvétique : Tous pour un et un pour tous.

Puisqu’il n’y a pas de ville du nom d’Emmental à proprement parler, difficile de savoir où aller exactement dans cette fameuse vallée et comment s’y rendre. Sur une carte, elle se situe non loin de Berne, à 30 kilomètres à peine en se dirigeant vers l’est, mais aucun endroit ne semble constituer un point de départ évident. Une visite à l’office du tourisme de Berne s’impose. Les choses s’avèrent moins simples que je ne le prévoyais. Lorsque je demande des informations sur l’Emmental, sans doute l’endroit le plus connu de la région, on me répond par un hochement de tête et un sourire navré.
« C’est trop loin », m’explique l’employé.
J’en bredouille de surprise. « Mais ça fait partie du canton de Berne, c’est vraiment très connu. Beaucoup de gens doivent vous demander des renseignements. »
« Parfois », répond-il avec un hochement de tête affirmatif.
Ce qui signifie probablement « tous les jours ». La plupart des Suisses ont tendance à tout minimiser, de leur propre richesse aux températures hivernales.

Mister Bewes fait bien les choses, avec un humour certain et une certaine intelligence (ou l’inverse), il nous présente tour à tour les éléments spécifiques d’un système bien particulier. Il faut avouer qu’entre la démocratie semi-participative, le plurilinguisme, les Suisses nés ici mais ayant une carte d’identité de là-bas, les différentes confessions, les usages tenant un peu de-ci de-là, il y a de quoi y perdre son latin. La Suisse est peut-être un petit pays, mais elle a tout d’une grande, et les 320 pages qui lui sont consacrées présentement permettent tout juste d’en faire le tour. Le Suissologue s’adresse à tous les nouveaux arrivants, mais aussi aux autochtones car, si la rumeur dit vrai, Helvetia sait manier l’autodérision. Pour son plus grand honneur.

Malgré les vignes et le vin, quelque chose sur ce trajet nous dit que nous sommes en Suisse. Non pas les annonces en plusieurs langues par le chef de bord aimable et efficace, mais la forte probabilité de partager le wagon avec un groupe de soldats. Les croiser avec une bière dans une main, un fusil d’assaut dans l’autre, dans un transport public, est certainement troublant pour la plupart des visiteurs. Une véritable surprise dans la nation la plus pacifique du monde. Oui, la Suisse est neutre, mais elle n’est certainement pas pacifiste. Loin de là. C’est un pays hautement militarisé, où il n’est pas rare de voir des soldats en uniforme dans les trains et en ville ; quand ils se déplacent le week-end, on dirait que tout le pays se mobilise pour la Première Guerre mondiale. Et pourtant cela n’impressionne pas les Suisses. Pour eux, c’est simplement une étape de la vie d’un citoyen suisse.

Bien sûr, Diccon conserve son point de vue britannique, ce qui l’étonne n’est pas forcément ce qui étonnera un Allemand, par exemple. Mais l’effronterie maîtrisée est un bon levier qui permet, entre autres, de rendre intéressant ou ludique ce qui à la base semblait futile ou stérile. Et surtout, l’auteur n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat, avec franchise. La guerre, l’argent, le sentiment d’infériorité, l’immigration, bien des sujets dont vous aurez du mal à parler avec des plus ou moins proches, sans ressentir la gêne que vous occasionnez. La légendaire diplomatie suisse est peut-être l’aspect le plus compliqué à intégrer pour une Latine. Le plaisir de la discute, d’accord. Le plaisir de la dispute, par contre… Alternant tout au long du livre anecdotes légères et sujets de fond, Mister Bewes réalise un véritable travail journalistique, avec talent. Une lecture à prendre dans tous les sens, au gré des questions qui surviennent, ou à lire d’une traite, quasi religieusement. Un ouvrage de qualité en tous les cas, déjà hissé au rang des « classiques ».

Éditions Helvetiq