J’ai la chance d’avoir pour voisin un homme élégant, un écrivain de talent, pour lequel je me gardais bien de partager avec vous, jusqu’à présent, jalousement, mon admiration. De notre première rencontre, je me souviens d’un costume croisé aux boutons dorés, d’une allure raffinée teintée d’un franc-parler assumé. Savant mélange des genres pour ce dandy moderne, que l’on imagine choisir avec tout autant de soin sa fine porcelaine, son épingle à cravate ou ses prochaines lectures décadentes. Combien de drames, de pleurs, de frustrations, avant de devenir celui que l’on veut être ? L’histoire ne nous le dira pas. Mais l’important n’est pas là.
J’ai laissé quelque chose à Vienne, quelque chose de précieux qui m’avait été offert à Berlin. Je ne sais pas si je l’ai perdu ou s’il m’a été dérobé… Cela fait des semaines que j’attends le retour de la pluie, des matinées grises, d’un horizon de plomb afin de me reposer, un peu, me reposer de la joie tonitruante du soleil. J’ai l’espoir, avec la fin de la belle saison, d’être débarrassé de l’omniprésence des estivants, des promeneurs, des familles en goguette. En vain. Je n’ai jamais vraiment aimé ces « autres », les mauvais figurants de ma vie. Il y eut une époque où je les supportais avec humour et attendrissement. J’avais reçu un grand bien lors de mon premier séjour à Berlin. Depuis Vienne, ils me sont redevenus insupportables. Ils sont laids pour la plupart et, lorsqu’ils sont beaux, ils sont trop préoccupés d’eux-mêmes pour me distraire de ma haine. Je les déteste encore plus particulièrement lorsqu’ils ont entre seize et dix-huit ans. Je sais qu’ils ne feront rien ni de leur jeunesse, ni de leur beauté, pas même un porno amateur. Ils seront médiocres et heureux.
Journal de la haine et autres douleurs. Dans le choix de ses titres, l’élégance toujours. J’en connais qui seraient prêts à beaucoup pour imaginer de telles accroches, pour obtenir ne serait-ce qu’une once du talent de l’auteur. De quoi nous parle Vallotton ? De lui, sans doute, toujours. De fugues romantiques, sous d’autres cieux, dans des villes baroques où le béton côtoie les ors, de vagabondages et d’abandons. Je vous parle de cet ouvrage, comme j’aurais pu vous en citer un autre. Toujours la même qualité, le même rendez-vous réussi. Vallotton fait partie de ces auteurs que j’économise, pas envie que le flux ne se tarisse ni que les mots manquent à l’appel. Une lecture qui me réconforte sur le pourquoi de l’écriture, qui me sort de moi-même et m’offre à d’autres rêveries, les miennes, cette fois.
Il y eut une « dernière fois ». Ce fut rapide et un peu embarrassé ; j’observais du mieux que je pus. Je craignais que ce ne fût la dernière fois. Je ne suis pas idiot, je savais qu’il y aurait l’aveu, trois fois rien en fait, puis plus rien, un silence réprobateur ou plus embarrassé que ces étreintes un peu trop rapides, un peu trop calculées, mais le grain de sa peau, son intimité, l’intensité de son regard, sa cambrure… Et ma crainte de rater l’avion…
Lire Vallotton, c’est faire resurgir l’image de ma Suisse fantasmée, celle des sanatoriums et des beaux salons, lieu de villégiature rêvé pour ces bourgeois qui arpentaient l’Europe pendant que d’autres gravissaient leur propre Montagne magique. Lire Vallotton, c’est se rapprocher de ces auteurs de l’Est, nos classiques, Thomas Mann, Stefan Zweig, Hermann Hesse. Lire Vallotton, c’est s’émouvoir d’une tournure recherchée, sourire d’une pique misanthrope, admirer une mise à nu volontaire. C’est parcourir avec lui une ville grise, ses pavés luisants de pluie, se réfugier dans un café mal éclairé, admirer des pyramides de chocolats dans une boutique aux plafonds peints, avoir l’œil qui s’attarde sur un poignet gracile ou sur une nuque offerte. Lire Vallotton, c’est hésiter entre spleen et décadence, se sentir seul mais aimer ça, rechercher la compagnie des autres, en être fatalement déçu mais continuer pourtant. Lire Valloton, c’est naviguer entre passé et présent, s’écœurer de la grossièreté ambiante, se désoler de la perte d’une certaine idée du luxe. Lire Vallotton, c’est s’offrir une balade mélancolique, et s’en délecter.
Il y a un beau soleil sur Charlottenburg, un beau soleil d’automne parmi le feuillage clairsemé des arbres de la Stuttgarterplatz. Exactement la même « qualité de lumière » que lors de mon tout premier séjour berlinois. La même lumière, les mêmes mots… J’ai traversé les quelques années qui séparent ces deux automnes avec la même inconscience, la même incrédulité que les masses que je « conchie ». J’ai peut-être connu un rien plus d’émerveillement, le faible intervalle entre une agonie ou l’autre. Je m’apprête à rentrer demain, à retrouver le confort d’une vie de couple, la foire aux récriminations de la part de l’office d’impôt de Lausanne et Ouest lausannois, à retrouver le sordide de la prostitution de mon temps (talent et haine compris), à retrouver cette vie qui plairait à tant et me laisse profondément ennuyé.
Éditions Olivier Morattel