Entretien avec Frédéric Vallotton

vallotton.jpg

Amandine Glévarec – Cher Frédéric, je suis vos parutions depuis quelque temps déjà, et il me semble que vous nourrissez quelques obsessions : Berlin, bien sûr, une certaine idée du spleen, le regret de la Belle époque. Me trompé-je ? Qui êtes-vous cher Frédéric ?

Frédéric Vallotton – J’aimerais être Thomas Mann mais je ne viens pas du bon milieu. Du coup, j’ai joué à Thomas Bernhard et, à présent, je me sens comme L’Homme sans qualité de Musil. Je regrette surtout l’éducation et la culture de la fin du XIXe. Ces deux points garantissaient la liberté de l’individu (dans les classes bourgeoises) et promettaient un avenir de progrès.

A. G. – Pour faire simple, était-ce mieux avant, ou est-ce mieux ailleurs ? Quels rapports entretenez-vous avec notre Suisse ? Pourquoi ne pas l’avoir abandonnée pour rejoindre votre ville de cœur ?

F. V. – Ach, Berlin ! Ce n’était pas forcément mieux avant, je ne sais pas, je n’y étais pas mais, sur bien des points, ailleurs est assurément mieux ! Je garde en tête la possibilité de partir vivre à Berlin, je ne suis toutefois pas seul à décider ; mon homme – je dis toujours mon homme à propos de Cyril, comme Colombo place sans cesse « ma femme » dans ses digressions – Cyril, donc, caresse aussi le projet à moyen terme de partir vivre à Berlin. Quant à la Suisse, je me sens devenu suisse depuis que je fréquente Berlin. J’ai pu regarder ce pays avec la distance nécessaire et comprendre ses « arrangements » historiques et moraux afin de devenir une nation. Je suis très, très, très vaudois, je n’y peux rien, c’est atavique, je porte littéralement ce pays dans mes gênes (ma généalogie : Vallotton-Delacrétaz-Favre, etc.). J’aime bien résumer mes rapports au pays, au canton, au milieu gay en disant que je les déteste comme seule on peut détester sa propre famille. Et si nous allons nous installer à Berlin avec Cyril, je serai un Vaudois de plus dans la capitale allemande. Je suis déjà membre du Schweizer Verein berlinois.

A. G. – Comment un jeune homme tel que vous, né dans un milieu ouvrier, dixit votre page Wikipédia, peut-il aimer autant la fine porcelaine et les décors baroques ? Apprentissage, goût, révolte ?

F. V. – De mon enfance, je garde le souvenir des coupures d’électricité pour factures impayées, de l’Office des poursuites qui vient fouiller dans votre tiroir à chaussettes avant d’embarquer les meubles pour une vente forcée qui n’a d’autre but que de punir et humilier l’endetté et sa famille. Vivre cela à dix ans – assorti d’une menace d’expulsion en prime – est, avec le recul, assez traumatisant. Mes parents étaient des prototypes de baby-boomers insouciants. Ils n’étaient pas ouvriers, ils étaient issus de ce milieu. Ils avaient un côté un peu bohême et la vie leur promettait tant. Ça n’a pas marché comme c’était écrit dans le conte, ils sont devenus un peu prolos et, de mon côté, j’ai fini par cesser de porter mon déclassement social comme une croix. Entre-temps, j’avais appris que des princes, des rois, des évêques avaient été dépouillés, réduits à la misère, humiliés sans qu’ils n’aient la moindre responsabilité dans leur disgrâce. Je me suis donc intéressé à ce qui pouvait nourrir ma dignité personnelle. De plus, on n’était pas sans culture à la maison, mon grand-père maternel montait les décors au Théâtre municipal (actuel Opéra de Lausanne), ma mère a été accoutumée à l’opéra et au ballet classique qu’elle aime beaucoup. Il y avait aussi la télévision avec laquelle j’ai appris le sens de la mise en scène. En adoptant un certain style de vie, je crois que je réponds… à ma nature profonde.

A. G. – Écrivain, prof, mais aussi chroniqueur sur votre blog, et avec un réel talent. Un auteur doit-il lire pour mieux écrire ? 

F. V. – Ça n’est certainement pas une nécessité pour bien des auteurs. Dès quatorze ans, de mon propre chef et à plusieurs reprises, j’ai lu Le Rouge et le noir et Madame Bovary. On disait que c’était des chefs-d’œuvre ; cela ne m’a pas coûté trop d’efforts. J’ai lu par la suite du Dumas (père ou fils ou je ne sais lequel de leur nègre – on a encore le droit de dire ça ? ou il faut employer le terme anglais de ghost-writer ?) L’envie d’écrire m’est surtout venue après avoir lu Guibert, tout Guibert. J’avais dix-sept ans. J’aimais son style, ses phrases courtes, sa belle écriture blanche, relevée de quelques raccourcis syntaxiques osés mais acceptables. Je me suis vraiment mis à lire « sérieusement » de la littérature très tardivement, vers trente ans. En tant que lecteur, la musicalité de la langue m’a toujours intéressé. En tant qu’auteur, c’est moins le style que les thématiques qui m’interpellent. Quoique, je vous dis ça, mais je suis une éponge, je lis, je m’imprègne, j’écris, je dégorge le style de celui que je lis. C’est particulièrement visible, je pense, dans Journal de la Haine et autres douleurs, tout récemment publié chez Morattel. À l’époque de sa rédaction, j’étais en pleine lecture de Thomas Bernhard.

A. G. – Quels sont – au passage – vos auteurs de prédilection ?

F. V. – Mes auteurs favoris, au rayon français : François Mauriac, Julien Green, Hervé Guibert évidemment, Brasillach, Paul Morand, Cocteau, Sagan. Au rayon allemand, ça monte en gamme : Thomas Mann, Klaus Mann, Theodore Fontane, Edward von Keyserling, Robert Musil, Thomas Bernhard et Stefan Zweig.

A. G. – Je m’interroge sur votre rapport à l’écriture, la confiance en votre style assez unique vous permet-elle de rendre votre copie sous les meilleurs délais ou au contraire devez-vous ressasser encore et encore afin d’obtenir une prose qui corresponde à vos exigences ?

F. V. – Je m’assois n’importe où, j’ouvre mon cahier – je suis de ces auteurs qui produisent un manuscrit avant de le taper, petit détail qui assurera une pérennité à mon œuvre ; lorsque plus aucun système informatique ne sera capable de décrypter les archives numériques du travail de mes contemporains, mes manuscrits seront toujours déchiffrables par des philologues – je m’assois donc n’importe où et j’écris. Sans problème. Avec assez peu de ratures. Ensuite, je tape mon manuscrit en regardant la télé, ce qui me permet de modifier ce qui sonne vraiment faux. Je relis une première fois, corrections, une deuxième fois, corrections, une troisième fois et, là, le texte me sort par les oreilles. D’autant plus que je ne fais que des modifications cosmétiques. J’ai un peu changé de méthode pour La nouvelle Fuite à Varennes à paraître sous peu aux Éditions Baudelaire, avec une superbe préface d’André Ourednik. J’ai repris le tapuscrit et l’ai augmenté d’un bon cinquième. J’ai longtemps porté ce texte, il a failli paraître une première fois. Je l’ai rendu moins « fondamental » et plus romanesque. J’ai d’autres titres en stock, une suite uchronique, le premier tome est rédigé et tapé, le second rédigé seulement et le troisième, je tiens le titre et la situation initiale. J’ai encore un travail autofictif en cours, un carnet de voyage, rapport aux croisières de « blaireau de luxe » auxquelles j’ai participé et vais participer. Et, pour finir, Zauberberg 2, une suite contemporaine à la somme de Thomas Mann. Pour ce dernier cas, je prends mon temps, je lis Musil en ce moment, j’emprunte donc comme cet auteur quelques détours dans ce récit en forme de non-quête.

A. G. – Votre page Wikipédia (encore !) mentionne votre amour, ou votre aspiration, pour la décadence. Dites-m’en plus, s’il vous plaît.

F. V. – À l’occasion de votre question, je viens de relire cette fameuse page Wikipédia dont j’ai appris l’existence par hasard, il y a moins d’une année, en me « googlisant ». Cette notion de décadence est avant tout en rapport avec le néo-décadentisme de la fin du XXe ; il s’agit d’une posture à la Guibert, d’une esthétique mitterrandienne finissante. J’avais vingt ans et je disais « Il est beau de souffrir », sous-entendant « souffrir d’amour ». C’était un univers crépusculaire et pressé d’en finir avec du chien. Il fallait être jeune et insolent, et déluré, et aller danser jusqu’au bout de la nuit à la Scala ou au Boy, les soirées de Laurent Garnier, et aller prendre le petit-déjeuner le lendemain au Ritz, sur le coup des 13h. Sans oublier de lascivement errer dans la boutique Gaultier des galeries Vivienne en espérant entrapercevoir le beau Tannel.

A. G. – Nous nous sommes rencontrés au Livre sur les quais édition 2014, et votre discours m’a tout autant poussée à acheter vos livres que votre très classe costume croisé. Et si vous deviez désormais vous vendre encore, à mes lecteurs, que diriez-vous ?

F. V. – Je ne sais pas me vendre, cela est dû à une certaine pusillanimité et un peu de paresse aussi. « Se vendre » me donne l’impression de mentir sur la marchandise. Je dirais que je produis une littérature exigeante, j’attends beaucoup de mes lecteurs mais je leur offre aussi beaucoup, je les invite dans un univers qui s’étend bien au-delà de mon texte, qui leur permet de remonter, d’accéder à mes références et leur offre des pistes d’interprétation de notre monde. Au-delà du sens, des références, j’espère que l’on entend la petite musique que j’ai notée entre chaque ligne, la fluidité de la phrase qui permet de porter le sens au-delà des mots. Pour peu que l’on fasse un minimum d’effort, je crois que j’offre matière à réflexion et divertissement. J’aime l’idée d’entretenir une causerie avec mon lecteur, comme si je l’invitais dans un bar d’hôtel à prendre le thé. Il ne faut pas compter sur moi pour le côté « tripal » de la littérature vraie que je trouve aussi poseuse que les auteurs qui la pratiquent. J’aurais néanmoins et parfois des propos plus violents que les gros bras ou les fiers-à-bras de la littérature romande. Et c’est d’autant plus violent et puissant si l’auteur vous le dit en veston croisé, cravate et mocassins en daim plutôt qu’en T-shirt échancré fripé et tongs

A. G. – Question subsidiaire : comment fait-on pour avoir une page Wikipédia à son nom ? J’en rêve.

F. V. – Je n’en sais trop rien… enfin si. Un cuistre de ma connaissance, il y a longtemps, jouissait de cet honneur et se la jouait, c’est cool, c’est drôle mais ça ne veut rien dire. En attendant, l’autre imbécile boursouflé avait sa page. J’ai donc par jalousie fait une « ébauche » de ma page sous un pseudo débile et avec nouvelle adresse courriel spécialement prévue à cet effet et la chose est restée à l’état d’ébauche jusqu’à ce que je l’oublie complètement. La page actuelle ressemble assez peu à l’ébauche en question.

A. G. – Question subsidiaire totalement intime : et ce café, cher voisin, on se le boit quand ?

F. V. – Sitôt que je serai rentré de Berlin et avant mon départ en croisière.