Nomade éternel, appareil photo au poing, comme une distance entre lui et les autres, bien qu’il le réfute, Thomas ne sait que fuir. Sa mère devenue folle, qu’il a bien souvent refusé de visiter ; son père enfermé dans sa musique, passion qui l’a fait grandir en orphelin ; son frère mort tout bêtement, à l’enterrement duquel il ne s’est pas rendu ; son ami suicidé, à qui il dédaigne la poursuite du combat politique mené ensemble ; la femme qu’il aime, enfin, qu’il quitte – à moitié – car il lui refuse un enfant. C’est alors au bord d’un lac suisse, rejoignant sa sœur qui se meurt, qu’il se retrouvera au fond d’un cul-de-sac, obligé de se confronter et à son passé et à ses démons.
Le visage de Thomas aussi est sombre ; un pli se dessine sous son œil gauche alors qu’il plonge en lui-même, dans un flux mental à petit voltage. Il en a broyé des kilomètres dans sa vie – dans des trains, des avions, ou dans des voitures qu’il ne conduisait pas –, mais il ne s’est jamais pris pour un bourlingueur. Quand il voyage, il se referme toujours, effrayé par la sensation d’être à deux endroits presque en même temps. Alice ne l’a pas accompagné à l’aéroport et il est parti seul, en se perdant comme à son habitude dans le gigantesque terminal numéro 2 de Barcelone. Et il est déjà à Genève, qu’il aimerait considérer comme un lieu de passage, un intermédiaire entre deux vols, mais qui est sa ville natale. Pourtant, c’est à peine s’il la connaît, il l’a tout juste effleurée dans son enfance, avant que sa famille s’installe à Naples. Aujourd’hui non plus, il ne va pas s’y attarder.
C’est la rancœur qui prédomine dans le roman de Pierre Lepori. La rancœur et la frustration. À la manière d’un Faulkner, ou d’un Steinbeck, l’ambiance est lourde de tout le tragique passé et à venir. Dans cet hiver sans fin, dans cette maison isolée, pour cet homme solitaire, pour cet homme rejeté, l’ennui s’installe aussi sûrement que le malheur – un de plus – viendra pointer son nez. Et comme dans Le Bruit et la fureur, ou dans Des souris et des hommes, c’est par le biais du dit simple d’esprit qu’arrivera ce qui arrivera. Le propos est assurément sombre, et sa logique – qui ne s’affiche pas d’elle-même – mérite réflexions, dépassant clairement le cadre de la simple dernière page.
Thomas se réveilla avec le sentiment d’un silence exagéré : une lumière blafarde entrait dans la pièce en dessinant sur le mur fissuré un carré laiteux. Il sentait sur ses jambes la raideur froide des draps non repassés. Par la fenêtre, on distinguait le lac. Arrivé en soirée, il ne s’était pas aperçu que ses rivages étaient si proches de la maison, laquelle se dressait au-dessus de l’eau comme une demeure perchée sur un récif dans un roman gothique. Une étendue transparente, coupée en deux par un îlot oblong qui s’avançait jusqu’aux berges, telle une langue recouverte de broussailles. Dans la lumière hésitante du petit matin, on aurait dit que le lac imitait le ciel en reflétant un nuage. Sur sa surface se dessinait la silhouette d’un corps de femme : les jambes déployées, des cuisses laiteuses.
J’ai aimé cette traduction que l’auteur a faite lui-même de son italien, ce roman ramassé dans lequel tous les personnages ont droit à leur envergure. Cette vie sans véritable intérêt, sans coups d’éclat, qui devient aventure. Les descriptions dignes du photographe qu’est Thomas, ces paysages volés, décryptés dans leur instantanéité. Quand au bout du chemin existe « l’impossibilité de reprendre la route ou de redresser la barre », quand au bout de ce chemin existe l’homme qui abandonne. Le pour qui, le pour quoi, le vraisemblable, on s’en fiche. Comme dans un bon tirage, le cadre importe peu. C’est la mise en lumière qui compte, le cadrage, et le message qui découlera de cet instant figé. Un beau roman donc, à la fin un peu rapide, un peu attendue, mais qui sait offrir de bien belles images à qui sait les apprécier.
Éditions d’en bas